Suisse: la coopération internationale au bord du gouffre

© Ruedi Widmer

À la mi-mai, le Conseil fédéral a adopté le message tant attendu sur la stratégie de coopération internationale (CI) 2025-2028. Dans ce document, il persiste à financer l’aide à l’Ukraine au détriment du Sud global, ignorant ainsi les résultats de la consultation publique.

En termes de contenu, le Conseil fédéral se contente de miser sur des thèmes et des stratégies de mise en œuvre éprouvés dans sa stratégie 2025-2028. Ceci dans un monde qui, selon cette stratégie, est plus fragmenté, plus instable et plus imprévisible. Le Conseil fédéral opte donc pour davantage de flexibilité, sa devise du moment. En conférence de presse, le conseiller fédéral Ignazio Cassis a déclaré que la flexibilité était nécessaire pour faire face aux crises actuelles. Mais en lisant la stratégie de CI, on se rend vite compte que la flexibilité signifie en fait que la totalité de l’aide à l’Ukraine, qui s’élève à 1,5 milliard de francs, proviendra du budget de la coopération internationale et que les montants alloués à d’autres pays et programmes seront donc réduits de manière « flexible ».

Aujourd’hui ici, demain ailleurs

Lors de la conférence de presse du 10 avril sur la conférence de paix au Bürgenstock et l’aide à l’Ukraine, le conseiller fédéral Ignazio Cassis avait déjà parlé d’une réallocation continue des ressources dans la CI. Selon lui, l’affectation des ressources est un processus stratégique et dynamique et non une attitude statique. Une telle approche dynamique peut certes être utile, par exemple dans le cadre de la combinaison (« nexus ») flexible des trois piliers de la CI, à savoir l’aide humanitaire, la coopération au développement et la promotion de la paix. Souvent, les frontières entre ces approches sont de toute façon floues.

Une coopération internationale qui déplace en permanence ses ressources entre divers pays et régions ne peut pas instaurer de partenariats sérieux à long terme. Or, c’est précisément ce dont elle a besoin pour être efficace et efficiente. Il faut de la confiance et un engagement à long terme, des relations établies et maintenues par les programmes de coopération au développement. Ou pour reprendre les mots du conseiller fédéral Cassis lors d’un échange avec des ONG en 2022 :
« fiabilité, confiance et prévisibilité ». Si la CI suisse devient le jouet de considérations géopolitiques, elle manquera des réseaux et du personnel nécessaires sur le terrain. La guerre en Ukraine a marqué un tournant ; mais cela ne doit pas conduire la CI suisse à abandonner ce qu’elle a mis de nombreuses années à construire et à réaliser avec ses pays partenaires.

Une solidarité internationale déficiente

En décidant de financer l’aide à l’Ukraine à partir du budget de la CI, le Conseil fédéral inflige de multiples désaveux. D’une part, il désavoue le Sud global qui, depuis des années, appelle les pays riches à respecter l’objectif reconnu sur la scène internationale de 0,7 % du revenu national brut pour le financement du développement (aide publique au développement, APD). Avec le projet du Conseil fédéral, la Suisse affichera une APD de 0,36 % (hors coûts de l’asile) en 2028. Où est donc la tradition humanitaire si souvent mise en avant quand on a besoin d’elle ?

Et le Conseil fédéral adresse un second désaveu aux organisations, partis et cantons qui ont participé à la consultation. En effet, une majorité écrasante de 75 % d’entre eux, qui ont répondu explicitement à une question dans ce sens, ont déclaré que l’aide à l’Ukraine ne devait pas se faire au détriment d’autres régions et priorités de la CI, comme l’Afrique subsaharienne ou le Moyen-Orient. Aucun parti politique, à l’exception de l’UDC — dont le programme aspire à l’abolition de la coopération au développement —, ne soutient le financement de la reconstruction de l’Ukraine à partir de la CI. Le Parlement n’a malheureusement pas encore trouvé de solutions susceptibles de réunir une majorité sur la manière de mettre en œuvre cette mesure sur la trame des querelles autour des finances fédérales.

Une Suisse peu crédible actionne le frein à l’endettement

Les pays étrangers ne manquent pas de remarquer que la Suisse se repose sur son statut spécial de pays neutre, aussi confortable que lucratif, et qu’elle ne s’implique pas suffisamment dans la lutte défensive de l’Ukraine — que le soutien soit de nature militaire ou humanitaire. Avec un taux d’endettement de 17,8 % du produit intérieur brut la Suisse ne peut pas expliquer de manière crédible sur la scène internationale pourquoi elle ne peut pas fournir de fonds supplémentaires à l’Ukraine. En parallèle, avec leurs propositions de financement pour le réarmement de l’armée et la 13e rente AVS, l’UDC et le PLR alimentent l’idée que notre pays pourrait se désengager totalement de ses obligations internationales.

La Suisse s’isole ainsi de plus en plus et perd toute crédibilité sur la scène internationale. Adieu le rôle de médiateur, adieu la tradition humanitaire et le partenaire fiable. Le Conseil fédéral a bien interprété les signes des temps, mais il a choisi la voie de l’isolement. Seul le Parlement peut donc encore corriger le tir et amorcer un changement de cap pour l’Ukraine et le Sud global.

Laura Ebneter

Experte en coopération internationale

Connectez-vous pour laisser un commentaire