Sur un Internet filtré, les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent

Le filtrage de l’Internet n’est pas chose nouvelle – de fait, Reporters sans frontières s’est elle-même récemment fait l’écho de l’augmentation spectaculaire du filtrage au cours des cinq dernières années. A l’aide de technologies telles que le blocage IP par routeur et, plus récemment, la redirection DNS, les gouvernements ont découvert qu’ils pouvaient bloquer les contenus du Web qui leur déplaisaient, tout en bénéficiant néanmoins de ce qu’ils considèrent comme les avantages de l’Internet. Les internautes s’étant familiarisés avec ce filtrage croissant, ils ont vite fait de croire qu’ils savent comment les censeurs opèrent et à qui imputer la responsabilité des restrictions mises à l’utilisation de l’Internet. Les événements récents montrent cependant que la situation ne cesse d’évoluer et que, loin de se dissiper, la confusion semble au contraire s’accroître.
 
Le filtrage de l’Internet a depuis longtemps rompu avec les notions classiques de transparence réglementaire. Allez, disons, en Thaïlande et essayez d’accéder à un site interdit sur la politique, le jeu ou la pornographie. Grâce aux technologies de blocage telles que le filtrage IP, il est probable que vous n’y arriverez pas. Vous ne verrez pas non plus un avertissement indiquant : « Ce contenu est bloqué par ordre du ministère des Technologies de l’information et des Communications. » Au lieu de quoi, votre navigateur Web affichera sans doute « host not found » ou « connection timeout ». Ces messages donnent à penser, à tort, que le serveur ou le réseau sont en panne. En fait, tout se passe exactement comme les censeurs l’ont prévu : le site fonctionne très bien, mais il est impossible d’y accéder.
 
Les internautes sophistiqués se sont habitués à ces stratagèmes et s’y sont adaptés. Dans un pays comme la Thaïlande, le message « host not found » ne doit pas être pris pour argent comptant. Par conséquent, les messages d’erreur prétextuels des filtres deviennent moins trompeurs au fil du temps.
 
Toutefois, les nouvelles méthodes de filtrage qui ont fait leur apparition au cours de l’année passée sont, à dessein ou non, considérablement plus opaques. Essayez d’utiliser Google en Chine : la plupart des recherches fonctionnent bien, ce qui constitue une amélioration très appréciable par rapport à la semaine de septembre 2002 où la Chine a bloqué Google dans sa totalité. En revanche, lancez une recherche sur une question politique controversée : Google cessera de fonctionner pendant environ une demi-heure. Qu’en penser ? Certains analystes occidentaux se sont demandé s’il y avait collusion entre Google et la Chine – après tout, la mise en place d’un filtrage aussi précis et subtil semble nécessiter la coopération de Google. Mais tout indique que Google est innocent. La Chine a simplement appliqué un système de filtrage plus finement ciblé que les méthodes utilisées auparavant.
 
Encore plus subtil : les « miroirs modifiés » parfois employés en Ouzbékistan. Au lieu de simplement bloquer l’accès aux sites des dissidents politiques, les autorités ouzbèkes copient les sites controversés, puis les modifient afin de saper ou d’affaiblir les prises de position interdites. L’étape clé intervient lorsque les internautes ouzbeks accèdent à ces sites : ils reçoivent alors automatiquement les copies falsifiées. Ce type de manipulation sera peut-être décelé par un expert, mais il est extrêmement difficile à détecter par l’internaute lambda.
 
Manifestement, les pays ne sont pas tous attachés aux notions de liberté d’expression et de la presse si chères à nombre d’entre nous. Certains les rejettent explicitement : l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, par exemple, admettent ouvertement pratiquer le filtrage de l’Internet, et paraissent même en être fiers. Pourtant, la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies fait de l’accès à l’information un droit indéniable, ce que la Chine, la Thaïlande, l’Ouzbékistan et autres devraient être tenus de reconnaître. De fait, en dissimulant les efforts qu’ils déploient pour filtrer l’Internet, ces gouvernements avouent implicitement être en tort lorsqu’ils empêchent leurs citoyens d’accéder à l’information. Les pays du Moyen-Orient agissent au moins ouvertement et, semble-t-il, en se réclamant du droit, tandis que le filtrage secret est un aveu tacite de faute, car si ces méthodes étaient licites, il serait inutile de les cacher. Au cours des années à venir, nous devrions demander une plus grande transparence de la part des gouvernements. Nous devrions exiger que les Etats reconnaissent intervenir sur l’Internet et assument publiquement les conséquences de leurs actes.
 
Ben Edelman, chercheur sur le filtrage Internet
 
Ben Edelman est en doctorat d’économie à l’université de Harvard. Il étudie également le droit à la Harvard Law School. Ses recherches portent sur l’analyse empirique des normes et règlements de l’Internet, notamment les noms de domaine, le filtrage et les logiciels espions.

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