Un « coup bas au foie» de la multinationale Gilead

Avec les bénéfices obtenus par la vente de ce médicament, Gilead a récupéré intégralement en à peine un an (2014) son investissement. Telle est l’opinion émise par le docteur Bernard Borel dans cet entretien. Pédiatre suisse et ancien député au Parlement vaudois, Bernard Borel est aujourd’hui membre du comité de l’ONG de coopération solidaire E-CHANGER/COMUNDO, président de Médecins du Monde/Suisse, et militant associatif actif. Le cas du Sovaldi démontre, pour ce médecin suisse, la tension ouverte entre les impératifs de la santé publique et ceux de la rentabilité financière. Dans des pays comme l’Espagne, on a vu naître des comités de malades victimes de l’hépatite C, qui ont organisé des manifestations de protestation dans les rues (et les prisons) de plusieurs villes.
Q: En quoi consiste exactement l’hépatite C, qui a aujourd’hui un grand impact sur la santé mondiale ?
Bernard Borel (BB) : Il s’agit d’une maladie du foie, due à un virus connu depuis les années 1980 et qui touche au moins 150 millions de personnes dans le monde entier (8 millions en Europe). Dans 80 % des cas, elle débouche sur une cirrhose hépatite ou sur un cancer du foie. Sans dépistage systématique, cette maladie peut rester inaperçue durant de nombreuses années et comme elle est contagieuse, essentiellement par voie sanguine, elle a des conséquences très graves pour le système de santé publique.
Q: Quelle incidence a-t-elle concrètement dans un pays comme la Suisse ?
BB : 33.000 personnes sont reconnues comme porteuses de l’hépatite C, mais l’Office fédéral de la santé publique – c’est-à-dire le ministre de la santé suisse – estime à plus de 83.000 les personnes porteuses du virus. Par rapport à la population, ce chiffre correspond à la moyenne de l’Europe de l’Ouest. Les cas sont beaucoup plus significatifs en Europe de l’Est.
Q: Existe-t-il des possibilités de traitement ?
BB : Encore très récemment, il n’existait pas de médicaments efficaces pour soigner les patients. Toutefois, depuis les années 1990, il y a eu des progrès et on a réussi à améliorer le pronostic de près de la moitié des personnes touchées. Mais celles-ci paient un lourd prix dû aux effets secondaires très lourds et aux traitements de très longue durée. Mais, j’insiste sur ce point, des progrès significatifs ont été faits ces dernières années.
Q: En quoi consistent-ils ?
BB : Il faut rappeler que de nombreuses recherches furent effectuées pour élaborer un vaccin, comme il en existe déjà contre les hépatites A e B. Ce qui permettrait de prévenir la maladie et de limiter la contagion. Malheureusement, les chercheurs ont rencontré des difficultés significatives en ce qui concerne l’hépatite C – comme c’est aussi le cas pour le SIDA -, vu la variabilité génétique du virus. Depuis 4 ans, ont surgi des espoirs renouvelés de soigner les malades, car on a découvert de nouveaux médicaments. Le Sofosbuvir, commercialisé sous le nom de Sovaldi par la multinationale étatsunienne Gilead, est aujourd’hui le médicament le plus efficace. Associé à d’autres molécules déjà utilisées, il permet de soigner plus de 90 % des cas avec un traitement relativement court (trois mois) et avec des effets secondaires mineurs. Pour les malades et pour les responsables médicaux, cela signifierait une amélioration significative si tous les malades pouvaient bénéficier de ce médicament. Mais Gilead, qui en a obtenu la propriété intellectuelle en Europe, vend son médicament à un prix énorme : 40.000-60.000 euros pour un traitement trimestriel. Les services de santé européens, et particulièrement l’Office de la santé publique en Suisse, ne le financent pas – sous la pression des assurances médicales privées -, sauf pour des patients souffrant d’une maladie du foie très avancée. Cette politique représente un véritable rationnement des soins médicaux, ce qui en soi est scandaleux et encore davantage en Europe. En termes de santé publique, c’est un contresens, car cette vision minimise très marginalement le risque de contagion et permet à la maladie de continuer à se répandre.
Q : Un prix du médicament et une politique irrationnels…
BB : L’aspect irrationnel de tout cela, c’est que les coûts de productions du médicament s’élèvent, selon les sources, à environ 1000 euros. Gilead justifie la différence de prix – comme le font toujours les transnationales pharmaceutiques – par les coûts de recherche et par le prix de vente meilleur marché dans les pays du Sud. Néanmoins, il faut savoir qu’une bonne partie de la recherche sur l’hépatite C fut financée par des fonds publics. Par ailleurs, Gilead a acheté pour un montant de 11 billions de dollars la « start-up » qui avait développé le Sofosbuvir. Une somme récupérée intégralement grâce au bénéfice réalisé en 2014 en commercialisant ce médicament !
Q : Par rapport à une telle situation, les gouvernements ne peuvent donc rien faire ?
BB : Les gouvernements européens (y compris le gouvernement suisse) pourraient autoriser– conformément à une disposition légale de l’accord sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce (Accords sur les ADPIC, ou TRIPS en anglais) de l’Organisation mondiale de la santé (OMC) –la production d’une copie (c’est-à-dire un générique) du Sofosbuvir, sans demander l’autorisation de la multinationale. Ils pourraient invoquer un principe de santé publique, indépendamment du fait d’indemniser Gilead. Aucun de ces gouvernements ne l’a fait jusqu’ici. Ils préfèrent mettre en péril la santé des gens – et imposer un rationnement des soins aux patients – plutôt que d’attaquer Gilead dans le cadre de l’ADPIC.
L’indignation est énorme face à cette passivité complice des gouvernements européens et aux intérêts illimités de Gilead. Cette multinationale préfère continuer à octroyer de juteux dividendes à ses actionnaires, plutôt que de faire bénéficier son médicament aux malades de l’hépatite C. Durant le premier semestre 2015, cette situation a mené, par exemple, l’ONG Médecins du Monde/Europe à déposer un recours auprès du Bureau européen des brevets (OEB) contre le brevet sur le Sofosbuvir. Grâce à cette action, Médecins du Monde/Europe espère obliger les gouvernements à agir pour obtenir une réduction drastique du prix de ce médicament, afin de le rendre plus accessible à toutes les personnes frappées par cette terrible maladie.
*Sergio Ferrari
Traduction de l’espagnol : Hans-Peter Renk
Collaboration de presse E-CHANGER / COMUNDO
 
 

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