URUGUAY: LA GAUCHE ASPIRE AU GOUVERNEMENT

L’Uruguay et les élections du 31 octobre
 
LA GAUCHE ASPIRE AU GOUVERNEMENT  
 
Dans une Amérique latine qui ne cesse de surprendre politiquement et socialement, les élections générales du dernier dimanche d’octobre en Uruguay laissent prévoir plus de nouveautés. Si les sondages de la mi-octobre se confirment, la coalition « Encuentro Progressista/Frente Amplio/Nueva Mayoría -qui rassemble une quinzaine de courants et de partis de gauche – arrivera au gouvernement pour la première fois de son histoire. « Un moment très particulier », souligne Raúl Zibechi, journaliste, commentateur et écrivain. Responsable de la section internationale au sein du célèbre hebdomadaire « Brecha », édité à Montevideo, il est l’auteur de plusieurs livres sur les mouvements sociaux, dont le dernier s’intitule « Genealogía de la revuelta. Argentina: una sociedad en movimiento ».
 
 
Q: A quelques jours des élections, quels sont les pronostics?
 
R: Toutes les enquêtes donnent une première place très confortable à la coalition « Encuentro Progresista-Frente Amplio-Nueva Mayoría ». Les estimations sur les suffrages que recueillerait la candidature de Tabaré Vázquez à la présidence oscillent entre un minimum de 46 % et un maximum de 55 %, selon les différents instituts de sondage. Il faut souligner que cette tendance continue à se renforcer: dans la majorité des enquêtes, Vázquez obtient plus de la moitié des suffrages. Le parti Colorado (libéral), qui présente son ex-ministre de l’Intérieur, Guillermo Stirling, approche 10 % , ce qui signifierait une véritable débâcle pour un parti qui a gouverné l’Uruguay pendant plus d’un siècle. Le parti National (conservateur), dont le candidat est le sénateur Jorge Larrañaga, ancien maire de la ville de Paysandú, est crédité de 32 % d’intentions de vote. On peut donc être quasiment sûr que Vázquez sera le prochain président uruguayen.
 
 
LE FRENTE AMPLIO : TRANSPARENCE ET PRODUCTION
 
Q: Dans un pays connu pour sa grande culture politique, y a-t-il eu une discussion programmatique de fonds durant le processus pré-électoral ?
 
R: Une campagne électoral n’est jamais le meilleur moment, ni l’ambiance la plus propice pour discuter de questions fondamentales. De toute manière, il y a des différences marquées, ainsi que des profils et des propositions diverses. Le parti Colorado se présente comme le parti de la loi et de l’ordre, comme le disent certaines de ses annonces publicitaires: il affirme que sa gestion gouvernementale a permis de surmonter la crise économique et financière de 2002. Les nationalistes prennent leurs distances avec le gouvernement – auquel ils ont participé durant la majorité du temps -, car la gestion de ce gouvernement fut très mauvaise. Il faut rappeler que le pays a réduit son produit intérieur brut (PIB) de moitié, la dette extérieure est supérieure au produit annuel et le chômage a atteint des niveaux historiques. De son côté, la gauche propose deux axes
basiques: honnêteté et transparence, revenir à l’Uruguay productif.
 
Q: Nous avons parlé des partis en compétition. Quel est le profil de leurs candidats respectifs ?
 
R: Stirling, le candidat officiel, représente la continuité des politiques néo-libérales, avec un type de gestion étatique autoritaire et hyper-centralisée. Larrañaga, le plus jeune des trois, exprime une certaine rénovation de son parti, surtout à l’intérieur du pays, avec une culture plus décentralisée, mais sans idées nouvelles sur le plan économique. Vázquez est la synthèse de la gauche uruguayenne: médecin professionnel, il propose des changements modérés. C’est un excellent communicateur,  c’est le seul candidat propre, car il n’est pas impliqué dans la corruption, dans l’autoritarisme et dans la gestion économique qui ont détruit le pays. Les scandales causés par la corruption ont été une constante des derniers gouvernements de coalition entre les nationalistes et les colorados.
 
Q: que signifierait concrètement une victoire de la gauche ? Ou une éventuelle déroute inattendue ?
 
R: Si l’on examine les perspectives, je crois qu’à court terme il n’y aura pas de grands changements. Si la gauche ne gagne pas, l’émigration continuerait à saigner le pays, les problèmes sociaux, et surtout le désespoir, s’aggraveraient. N’oublions qu’en nombre de suicides l’Uruguay est le troisième pays du monde et le premier pour l’Amérique latine. A court terme, les changements viendront grâce à une meilleure gestion, plus ordonnée et plus transparentes, à partir de la volonté politique de distribuer des ressources en faveur des plus pauvres (30 % de la population,  60 % des enfants). De toute manière, l’avenir d’un pays si petit et si endetté dépendra en grande mesure, à moyen terme, de ce qui se passera avec les gouvernements d’Argentine et du Brésil, pays dont nous sommes très dépendants.
 
Q: Avant de venir à la géopolitique, la gauche pourrait-elle gouverner seule ou devrait-elle, comme dans le cas du PT brésilien, conclure des alliances avec des forces de centre-droite ?
 
R: La gauche aura une majorité parlementaire, donc elle n’aura pas besoin de faire des alliances. Il y a des accords avec des secteurs sociaux comme les producteurs agricoles et certains industriels, accords qui visent à réactiver la production, spécialement dans les secteurs liés à l’exportation. Il existe des propositions de créer des agro-industries, qui peuvent dynamiser le secteur, vu que le marché intérieur est petit.
 
Q: Une victoire du Frente Amplio entraînerait-elle une dynamique distincte et nouvelle, par rapport à celle qu’a connu le Brésil après la victoire du PT ? Pourrait-elle impliquer un projet conceptuel innovateur ?
 
R: Je ne le crois pas. Les différences entre les gouvernements progressistes d’Amérique latine se situent au niveau des nuances. Je dirai que Lula (Brésil), Néstor Kirchner (Argentine) et Riardo Lagos (Chili) ont beaucoup plus de choses en commun que de différences entre eux. C’est une autre affaire pour le Venezuela, dont la dynamique est très particulière et où il y a une tension claire pour sortir du modèle néo-libéral. Il y a quelques jours,Tabaré Vázquez a dit que les références de son gouvernement seraient Lula et Lagos. Il n’a pas mentionné Kirchner, peut-être pour ne pas irriter les classes moyennes…
 
 
RENFORCER LE POLE ANTI-ALCA
 
Q: Quelles répercussions aura une une victoire de la gauche uruguayenne pour l’Amérique du Sud et pour l’ensemble de l’Amérique latine ?
 
R : Elle renforcerait le pôle des gouvernements qui rejettent l’ALCA (Traité de libre commerce des Amériques) et qui cherchent à établir des relations moins dépendantes avec les Etats-Unis et l’Union Européenne. Il est aussi possible que ces gouvernements renforcent le MERCOSUR (accord économique régional), qui traverse un  moment difficile. En tout cas, l’Amérique latine – et plus concrètement l’Amérique du Sud – se trouvent dans une situation complexe. Elle vit un équilibre très instable en raison de l’ingérence permanente des Etats-Unis qui ont pris pied en Colombie
(NDLR: avec le « plan Colombie », et la guerre contre-insurrectionnelle du gouvernement Uribe), d’où elle pressionne tout l’aire andine (Venezuela, Bolivie, Pérou et Equateur). De plus, Washington a une relation très privilégiée avec le Chili qui, bien qu’ayant un gouvernement de  » gauche « , a été très pro-USA. D’autre part, seul le Venezuela résiste avec force pour rééquilibrer ces pressions, accompagné par le Brésil qui a cependant des intérêts plus globaux qui transcendent le continent. Dans ce contexte, la possible reconstruction du MERCOSUR (NDLR: auquel la République bolivarienne du Venezuela a demandé son adhésion) jouerait un rôle important.
 
Q: Le thème des relations entre mouvements sociaux, partis politiques et pouvoir sera bien présent en janvier prochain, lors du 5e Forum social mondial à Porto Alegre. La dynamique uruguayenne actuelle pourra-t-elle contribuer sensiblement à ce débat ? Quel est l’état actuel des mouvements sociaux en Uruguay ?
 
R: C’est un thème difficile et complexe. Les relations entre mouvements et gouvernements de gauche n’ont pas été bonnes.  En Equateur, elles sont très mauvaises. Au Brésil, elles sont regullières. En Argentine, elles naviguent entre la cooptation et la mobilisation. En Uruguay, les mouvements sociaux passent par une période de faiblesse. Le mouvement ouvrier est très affaibli par le chômage et par son incapacité à organiser les « sans », c’est-à-dire les sans-travail, les sans-terres, etc., comme ce se produit dans d’autres pays du continent. De toute manière, la forte tradition syndicale et organisationnelle que nous avons peut jouer en faveur d’une réactivation des organisations populaires. Mais il faudra attendre, je ne suis pas très optimiste à court terme.
 
 
PERDRE LA PEUR
 
Q:  Pour conclure: le thème de la récupération de la mémoire collective prend une importance significative dans toute l’Amérique latine ? Dans quelle mesure cette thématique est-elle aussi présente ou marquerait-elle l’éventuelle victoire de la gauche uruguayenne ?
 
R: L’exemple argentin devrait nous stimuler, dans le sens de pouvoir réviser les lois injustes du passé (En Uruguay, une loi ratifiée par un vote populaire octroye l’impunité aux militaires génocidaires), sans aucun problème politique de déstabilisation ou danger de coup d’Etat.
 
Mais, plus que du gouvernement, cela dépendra de la pression exercée par les gens. Les Argentins disent que la dictature s’est terminée de fait le 19 et 20 décembre 2001 (NDLR: manifestations populaires contre la politique économique gouvernementale, aboutissant à la fuite du président Fernando de la Rua, de la « Casa Rosada »), lorsque les gens sont sortis dans la rue, malgré l’état de siège. Pourvu que le gouvernement de la gauche représente, symboliquement, la fin de notre dictature, la fin de la peur qui nous paralyse même aujourd’hui et qui entraîne l’émigration de milliers de jeunes. Ne serait-ce que pour cela, ça en aurait valu la peine.
 
Propos recueillis par Sergio Ferrari
« Le Courrier »
Trad. Hans Peter Renk
(Collaboration E-CHANGER)
 
 
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COMMENT RELANCER LA « SUISSE DE L’AMERIQUE DU SUD »
 
Comme le souligne le journaliste Raúl Zibechi, l’appareil productif de l’Uruguay – l’ancienne Suisse de l’Amérique latine –  » est détruit « . Et il ajoute que « la crise sociale y est plus profonde qu’en Argentine, bien que moins visible en raison de la stabilité de l’Etat uruguayen ». Quelques chiffres illustrent la situation de ce pays de 176.000 km2 et d’environ 3,4 millions d’habitants: durant les dernières décennies, l’émigration a atteint le chiffre de 20 % de la population ; plus du 60 % de la population active travaille dans le secteur informel, est au chômage ou sous-occupée ; 25 % des habitants de Montevideo vivent dans des campements précaires, car ils ont perdu leur logement. « Ces chiffres donnent une idée du terrible coût social imposé à l’Uruguay par le néo-libéralisme », relève le responsable international de « Brecha ». Le dernier rapport du Programme des Nations pour le développement humain (PNUD) confirme cette détérioration accélérée. Alors que, malgré la profonde crise vécue par l’Argentine, ce pays a réussi à se maintenir à la 34e place de l’indice du PNUD, l’Uruguay
– qui occupait la 29e place en 1990 – est descendu à la 46e place. Dans ce cadre, la réactivation de la production et l’augmentation de la croissance économique annuelle – actuellement la plus basse de toute la région du Cône Sud – apparaissent comme des défis essentiels à relever. La grande question, dans le cadre de ces élections, est de savoir avec quel modèle et quel projet il est possible d’opérer cette réactivation. Actuellement, les principaux dirigeants du Frente Amplio se préoccupent de rassurer le monde financier international et ses institutions. Comme le signale Zibechi dans une analyse récemment publié par ALAI (Agence latino-américaine d’information), Tabaré Vázquez a prévu qu’en cas de victoire électorale, Danilo Astori occuperait le poste de ministre de l’Economie. Auparavant, ce portefeuille avait été proposé sans succès à Enrique Iglesias, économiste uruguayen et président de la Banque internationale de développement (BID). Dans ses récentes déclarations à la presse, Astori – qui se considère disciple de Iglesias  a pris la défense du Fonds monétaire international, affirmant que « le FMI n’impose pas de recettes et analyse les résultats attendus et leur consistance par rapport au programme proposé » et souligne la préoccupation tant de la Banque mondiale que de la BID quant « aux thèmes sociaux » 
 
(Sergio Ferrari)
 
 
 
 
 
 

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