Avec l’Amérique latine en arrière-fond, mais en pensant à toute la planète…
« Au travail ! », telle est la consigne tacite qui a marqué les deux premières journées du 6e Forum social mondial (FSM), décentralisé (2e Forum social des Amériques), depuis son commencement le mardi 24 janvier. Sans sous-estimer pour autant une composante festive et culturelle, dans de nombreux endroits de Caracas. Ainsi que les « routes sociales », organisées ou spontanées, parcourues par les journalistes et les participant-e-s pour observer le processus bolivarien en marche (1).
La présence « chaviste »
La crainte de certains sur une éventuelle « récupération » de cette session du FSM par le processus politique en marche au Venezuela – la « révolution bolivarienne » – s’est diluée dès le début de la réunion.
En effet, la manifestation d’ouverture, mardi 24 janvier, a démontré clairement le respect des mouvements sociaux hôtes, les forces « chavistes », qui n’ont pas cherché à s’imposer dans une marche, où dominaient les aspects international, multicolore et divers sur les aspects locaux et partidaires.
De ce moment à la fin de la seconde journée, jeudi, la présence de l’expérience dirigée par le président Hugo Chávez se manifeste avec la même intensité que la nouvelle étape ouverte en Bolivie, avec l’élection de Evo Morales. Ces deux axes thématiques ne sont pourtant pas imposés par un parti ou une organisation, mais par l’état d’esprit de milliers de participant-e-s, pour lesquels ces deux expériences se réfèrent à un débat qui dépasse pourtant le niveau d’un simple appui militant rhétorique.
Les mouvements sociaux
« L’Amérique latine vit un moment très particulier de changement. C’est pour cela qu’il est très nécessaire d’analyser notre participation dans ce processus », relève le Nicaraguayen Juan Torres, dirigeant de la Coordination latino-américaine des organisations paysannes (CLOC), la coordination continentale de « Via Campesina » [Ndr : regroupement international d’organisations paysannes].
Les rapports des mouvements sociaux avec les gouvernements progressistes et la définition des espaces et des responsabilités propres aux institutions et aux forces sociales enrichissent une réflexion dans laquelle la crise politique que vit le gouvernement du président Lula da Silva, au Brésil, pèse lourdement.
Cette réflexion tente de se concrétiser en points communs et agendas pour les prochains mois. L’Assemblée des mouvements sociaux, qui occupe une place importante au rendez-vous de Caracas, fonctionne depuis mercredi. Des centaines de délégué-e-s de mouvements, réseaux, campagnes et secteurs sociaux divers (étudiants, paysans, femmes, syndicats, etc.) participent à cette réunion, qui sera le point fort de la clôture du FSM le dimanche 29 janvier.
Les mouvements sociaux ont déjà prévu trois manifestations unitaires ces prochains mois :
– les mobilisations des 18 et 19 mars contre la guerre (dans le cadre d’un appel du mouvement anti-guerre à l’échelle mondiale) ;
– une nouvelle rencontre de ces mouvements, prévue pour la dernière semaine d’avril 2006 à La Havane (Cuba) ;
– une grande rencontre de réflexion et de mobilisation contre les bases militaires nord-américaines, prévue en Equateur pour mars 2007.
Ces axes communs n’écartent pas la dynamique propre à chaque réseau ou secteur, explique le responsable de la CLOC. « Nous allons suivre de près, afin de nous mobiliser, le sommet de la FAO (Organisation des Nations pour l’alimentation), qui se tiendra à Porto Alegre (Brésil), durant la seconde semaine de mars. Ainsi que le prochain sommet mondial des Nations Unies sur l’eau, au Mexique ». Torres souligne que pour les paysans latino-américains – et pour Via Campesina, au niveau mondial – les thèmes essentiels de réflexion et d’action restent la souveraineté alimentaire, la réforme agraire, le commerce équitable, la pression pour que le thème de l’agriculture soit évacué des discussions en cours au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Chaque secteur, réseau ou mouvemnet apportera ses propositions et ses priorités propres d’ici à samedi prochain… « Il est sûr qu’une déclaration finale des mouvements sociaux, ainsi qu’un agenda commun, seront publiés », expliquent les porte-parole de l’Assemblée des mouvement sociaux.
Une diversité thématique explosive
Doublement « policentrique » – décentralisée mondialement et décentralisée à l’échelle de Caracas -, la session vénézuelienne du FSM se déroule dans 9 espaces, parfois distants de plusieurs kilomètres.
Bien que le centre « opérationnel » fonctionne, paradoxalement, dans le riche hôtel Hilton, occupé à cette occasion par les délégations populaires, le déplacement d’un site à un autre s’effectue en quelques minutes, avec le métro (totalement gratuit pour les participant-e-s), ou peut prendre une heure, avec le bus ou le taxi.
Les distances ne semblent pourtant pas, durant ces premières journées du Forum, démotiver les participant-e-s qui occupent une ville, déjà surpeuplée (4 millions d’habitants), et où les prix de la benzine les plus avantageux du monde (quelques centimes de dollars par litre) favorisent l’explosion du trafic aux heures de pointe.
Deux des six activités « co-gérées » – c’est-à-dire coordonnées par les organisateurs – se dérouleront, durant ces prochaines heures, au théâtre principal de la capitale, le Teresa Carreño, et au Parc central. Il s’agit de « La bataille de Hong Kong et la résistance globale à l’OMC et au libre-commerce » (avec la participation, entre autres, de Walden Bello et Lori Wallach) ; et de « Dette extérieure, dette écologique, et construction d’alternatives à la domination du capital financier », qui réunira des personnalités de premier plan, comme le Belge Eric Toussaint (Comité pour l’abolition de la dette du Tiers monde, CADTM), Lidia Nacpil (de la Coordination philippine contre la date), et le Brésilien José Padua.
Tout cela comme point facilement identifiable d’un programme de 300 pages et dont une bonne moitié des activités devrait se dérouler ces prochaines heures.
Ce vaste programme souffre pourtant de certaines limites rencontrées par les organisateurs locaux au moment de son élaboration définitive et du regroupement des propositions préalables faites par les différents réseaux. « Plus de 24 espaces concernant la dette, bien qu’en soi enrichissants, auraient pu être regroupés d’une manière plus ordonnée et réduite », commente Eric Toussaint.
Caracas au rouge vif. Avec un Forum social qui continue d’exploser à l’intérieur de la capitale. Et dans une situation politique – ce mercredi, une réunion entre les autorités gouvernementales et la hiérarchie de l’Eglise catholique se tiendra pour faire baisser la tension (2) – qui laisse place pour tout, sauf la lassitude.
Sergio Ferrari (correspondance de Caracas)
(trad. de l’espagnol : H.P. Renk)
1) Pour les lecteurs et lectrices de langue française, cf. le site internet : www.risal.collectifs.net
2) La hiérarchie de l’Eglise catholique s’est en effet rangée aux côtés des forces d’opposition à la révolution bolivarienne et au président Hugo Chávez. Lors du coup d’Etat (manqué) du 11 avril 2002, l’archevêque de Caracas avait signé le décret instaurant un gouvernement « d’union nationale », dirigé par Pedro Carmona Ertanga, président de l’Association patronale vénézuelienne.
Les Suisses présents à Caracas
Peu à peu, une trentaine de Suisses ont fini par se retrouver, durant ces dernières heures. Une dizaine d’entre eux viennent de Genève (majoritairement des jeunes militant-e-s politiques ou des immigré-e-s latino-américain-e-s vivant dans cette ville). L’initiative de ce voyage et sa coordination reviennent à Juan Arias, fonctionnaire à la mission de la République bolivarienne du Venezuela dans la cité de Calvin et l’un des responsables des Comités bolivariens en Suisse. Une proposition d’une grande richesse interculturelle, car plusieurs des visiteurs résident dans des familles du quartier populaire de Petare : ce type d’hébergement leur permet de connaître concrètement la vie quotidienne des habitants et les plans impulsés par la révolution bolivarienne. Un intérêt qui mobilise aussi de nombreux journalistes et délégués qui suivent les « routes sociales ». Les organisateurs du forum ont mis sur pied des visites dans plusieurs quartiers, ce qui permet aux participant-e-s du FSM de recueillir des informations de première main sur la pratique quotidienne des secteurs populaires du pays d’accueil (SFi)