«Nous vivons une augmentation préoccupante de la militarisation dans notre région et nos communautés avec la perte de droits élémentaires», signale Rosalinda Dionicio Sánchez. Pour l’activiste mexicaine, cette situation est étroitement liée aux très nombreux mégaprojets implantés non seulement à Oaxaca, mais dans diverses zones du pays, souligne la représentante du Réseau des défenseurs communautaires des peuples d’Oaxaca (REDEDOM), de passage en Suisse à l’invitation des Peace Brigades International (PBI).
Cette jeune dirigeante, qui vient de passer une licence en droit, anime la résistance contre la Mine San José, de l’entreprise Cuscatlán, une filiale du trust canadien Fortuna Silver Mines. Comme protagoniste de cette lutte, elle fut victime en 2012 d’un attentat, dont les séquelles se font encore sentir dans sa motricité. Lors de cette agression, un autre dirigeant populaire, Bernardo Vásquez Sánchez fut assassiné et son frère grièvement blessé.
Zone franche
«Si nous subissions déjà la présence de mines, d’installations hydroélectriques, de parcs éoliens, de gazoducs et de super-routes, la préoccupation actuelle des communautés est le projet de créer dans notre Etat l’une des zones économiques spéciales programmées dans le pays, facilitant ainsi toujours plus l’arrivée massive des multinationales dans l’Etat.» Cette grande zone franche sera un «territoire libéré» pour ces entreprises, dont le pouvoir de décision sera quasi-total.
Une chance de développement pour l’une des régions les plus pauvres du Mexique? «Jamais ces mégaprojets impulsés par les multinationales n’ont apporté de réelles améliorations à l’ensemble de la population», réplique-t-elle. Au contraire, ces projets et leurs conséquences affaiblissent leurs concurrents communautaires basés sur la production alimentaire locale.
Imposer, diviser, contrôler
Quoiqu’il en soit, ces méga-projets sont systématiquement menés sans «consultation préalable de nos communautés ou, dans des cas exceptionnels, suite à une consultation formelle manipulée». «Nos peuples se sont déjà prononcés clairement contre ce type de développement», souligne Rosalinda Dionicio. Or, les manœuvres de certaines entreprises pour imposer leurs projets ne sont pas sans conséquences, selon la militante, qui pointe des tentatives de diviser les gens, en offrant des prébendes, provoquant ainsi «des ruptures irréparables de notre tissu social ancestral».
Dans le cas de la Mine San José, la population n’a jamais été informée du projet. Pourtant, celui-ci a entraîné son lot de destructions environnementales et de maladies. «Nous en payons les conséquences par la perte de nos droits essentiels, mais aussi par une présence croissante des militaires», dénonce Rosalinda Dionicio.
Criminaliser la protestation
Marcos Leyva Madrid, directeur de l’ONG Services pour une éducation alternative (EDUCA), également basée à Oaxaca, confirme: «Nous vivons une situation très grave au Mexique, plus de 30 000 disparitions ont été enregistrées ces dernières années. Le mouvement social est mis sur la défensive, criminalisé, car systématiquement assimilé au narcotrafic.»
La présence constante de l’armée dans les rues – accentuée encore depuis les récents tremblements de terre, en assumant des travaux sociaux comme la distribution de l’aide étatique aux victimes – fait partie de ce nouveau modèle de sécurité militarisée qui s’est développé durant la dernière décennie. «Beaucoup d’entre nous pensent que l’armée s’est installé définitivement dans la région de l’isthme mexicain.» Or, cette présence militaire est intimement liée à l’établissement des zones économiques spéciales qui exige une société civile domestiquée, selon M. Leyva.
Une décennie de «guerre contre le narcotrafic» s’est traduite par une dégradation accélérée du respect des droits humains. S’il y a dix ans le travail des ONG mettait l’accent sur les droits économiques et sociaux, maintenant, en raison de la politique de sécurité militarisée, «nous devons prioriser à nouveau la défense des droits à la vie, à l’expression et à l’association», relève-t-il.
Appel à la solidarité
«Nous cherchons à informer les citoyens européens de notre vécu. A partager nos préoccupations et avertir, au nom de l’autodétermination des peuples, de la nécessité d’établir des contrôles humains et environnementaux sur la politique des multinationales – majoritairement nord-américaines ou européennes – qui débarquent dans nos pays », souligne Marcos Leyva. Qui plaide tant pour l’encadrement juridique des entreprises que pour la surveillance des Etats par la société civile. «Le concept clé, c’est la solidarité», précise-t-il. En ce sens, le Mexicain relève l’importance de la mobilisation citoyenne suisse autour de l’initiative «Pour des multinationales responsables», qui devrait être soumise aux urnes l’an prochain.
Sergio Ferrari, Le Courrier 3 novembre 2017
Traduction: Hans-Peter Renk
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Les Nations Unies font un pas de plus vers un traité
Le Groupe de travail du Conseil des droits humains (CDH) réfléchissant à un encadrement juridique des multinationales s’est réuni la semaine dernière à Genève. Entretien avec Melik Özden, directeur du Centre Europe tiers-monde (CETIM).
Le CETIM est l’une des ONG à l’origine du projet de traité onusien sur le respect des droits humains par les sociétés transnationales (STN). Quel bilan tirez-vous de la troisième session du Groupe de travail (GT)?
Melik Özden: Plutôt positif. Le GT a étudié et débattu le document présenté par sa présidence équatorienne (lire Le Courrier du 20 octobre). Celui-ci listait les éléments – responsabilité des Etats siège et de l’Etat d’accueil des STN, responsabilités civiles et pénales des entreprises et de leurs dirigeants, obligations directes des STN, Cour internationale, coopération entre les Etats, etc. – devant figurer dans le futur traité. Conformément à son mandat, l’Equateur doit revenir l’année prochaine (lors de la quatrième session du GT, ndlr) avec un projet formel de traité.
Certains éléments contenus dans le document équatorien ont-ils été particulièrement contestés?
Pas vraiment. La contestation de l’Union européenne a été frontale. Elle s’attaque au principe même du traité. Le représentant de la Commission européenne a fait de l’obstruction systématique, se montrant très agressif, sortant des codes habituels du débat diplomatique. L’UE n’a pas hésité à faire courir des rumeurs, affirmant que cette session du GT serait la dernière. Pour les démentir, l’Equateur a dû demander au secrétariat de l’ONU de venir s’exprimer devant les délégués et d’expliquer que le mandat du GT était assuré par le vote du CDH de 2014 jusqu’à l’élaboration du traité et que son budget serait garanti par l’Assemblée générale de l’ONU.
Hors de l’UE, quelle est la tendance?
Nous constatons un intérêt croissant. Des cinquante à soixante pays ayant participé au GT en 2015, on est passé à une centaine d’Etats cette année. C’est du jamais vu pour un GT onusien! Il était assez impressionnant de voir la salle du Conseil presque bondée, avec encore 200 représentants de la société civile. Même les Etats-Unis, qui boycottaient les sessions jusque-là, sont passés le dernier jour, exigeant que l’on mette fin à ce processus…
On a une fracture très claire entre l’Europe et les Etats-Unis, qui abritent 80% des sièges de STN, et les pays du Sud, qui sont la plupart du temps leurs victimes. Bien sûr, certains de ces pays sont vulnérables aux chantages et aux pressions. Nous nous battons donc pour consolider une alliance politique autour du projet.
La mobilisation de la société civile vous a-t-elle satisfaite?
Nous avons une participation croissante des syndicats, c’est important dans ce contexte. Cette année, nous avons aussi coorganisé une rencontre de parlementaires très réussie, avec un réseau de quelque 200 élus provenant de vingt pays! En France, 245 parlementaires ont écrit à Emmanuel Macron pour lui demander de soutenir ce processus. Le front commence à s’élargir et à se renforcer. Le fait que la société civile ait pu présenter un projet de traité commun nous donne de la crédibilité. C’est un beau succès collectif et un document extrêmement important, une source d’information et de propositions précieuse. Nous avons aussi démontré être capables d’occuper le terrain onusien. Nous avons mis sur pied plusieurs «side events». Outre la présentation de notre projet de traité, nous avons pu donner la parole aux victimes des STN dans l’enceinte du Palais et même devant le GT.
Quelle a été l’attitude de la Suisse durant la semaine?
Son représentant s’est déclaré contre le processus mais il a fait preuve de beaucoup plus de retenue que celui de l’UE! Après sa déclaration de principe au début des travaux, il a suivi les débats mais n’est plus intervenu.
Aura-t-on un traité en 2018?
Bien sûr que non. A l’ONU, les dossiers avancent très lentement: nous ne disposons que de cinq jours ouvrables par année pour élaborer le traité! Après, cela dépend de la volonté politique des Etats. Je pense que d’ici quatre à cinq ans, nous pourrions avoir un traité. Il faut, en effet, compter au moins trois lectures du texte, comme dans un parlement. Ensuite, il restera le défi de le faire ratifier le plus largement par les Etats! Et pour ça, nous aurons besoin que la mobilisation de la société civile franchisse encore un pallier.
Benito Perez, Le Courrier
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