Bolivie « C’est le moment d’institutionnaliser les conquêtes »

 
Des avancées significatives

« Durant ses deux courtes années de gestion, le gouvernement du président Evo Morales a effectué de profonds changements dans des secteurs essentiels de la vie nationale », souligne Celinda Sosa , ex-ministre de la Production, de 2006 au début 2008, et aujourd’hui déléguée présidentielle pour le Département de Tarija.
 L’énumération de ces changements semble sans limites : « Nous vivons une révolution éducative qui va permettre d’ici la fin de cette année l’éradication définitive de l’analphabétisme. Jusqu’en décembre, 2 millions de personnes attendent de suivre des cours ».
 
Sur le plan social, il existe maintenant une rente pour les personnes âgées de plus de 60 ans, jusqu’ici historiquement oubliés ; et les enfants mal nourris commencent à recevoir 200 bolivianos par mois (au tour de 30 U$S) dans le cadre d’un plan spécial pour l’enfance.
 
La révolution agraire a permis de faire avancer la distribution des terres et il nous reste le défi de la révolution industrielle pour satisfaire les besoins essentiels de la population. Pour la première fois dans son histoire, l’Etat bolivien dispose de ressources propres et n’est pas réduit au rôle d’importateur de nourriture, estime Celinda Sosa.
 Quant à la santé, « au niveau primaire, on a pu soigner près de 8 millions de personnes, alors que l’Opération Miracle, avec l’aide cubaine, permet de multiplier les soins à la campagne.
 
Dans ce secteur, « les avances sont conséquentes », explique de son côté Nila Heredia, ex-ministre de la santé depuis l’entrée en fonction d’Evo Morales jusqu’au début 2008.
« Nous passons d’une santé pour élites privilégiées – avec un pouvoir réduit de l’Etat et victime des plans néo-libéraux pour réduire les dépenses sociales – à une santé participative – où l’Etat a récupéré son hégémonie sur les actions concrètes, et mène un programme cohérent pour le quinquennat »..
 Ce programme repose sur 4 axes essentiels : abolir l’exclusion sociale en matière de santé ; augmenter les années salubres de la population ; intensifier la promotion de la participation sociale dans la gestion de la santé publique ; enfin, rendre son rôle dirigeant au Ministère de la santé.
 Durant ces deux années, souligne Nila Heredia, « les succès sont une réalité. Aucun cas de rubéole en 2007 ; aucun cas de fièvre jaune pour 2008 ; une attention élargie spécialement aux régions les plus éloignées de la campagne ; un impact qualitatif et quantitatif sur le plan national avec l’apport solidaire d’environ 1500 médecins cubains (1) – dans un pays qui compte 5.000 médecins ».
 
Ces prochains mois, relève Celinda Sosa, l’essentiel « est d’institutionnaliser et de constitutionnaliser ces succès en ratifiant le nouveau texte constitutionnel approuvée en première lecture par l’Assemblée constituante. Un texte qui respecte la propriété privée, mais qui en même temps donne une valeur essentielle aux droits communautaires, sociaux et plurinationaux.

 La nouvelle Constitution est essentielle pour que ces changements profonds en cours ne soient pas pour deux ou trois ans mais pour toujours », souligne-t-elle.
 
Critique d’un secteur indigéniste
 
« Même si la nouvelle Constitution présente quelques aspects positifs, elle ne répond pas globalement aux besoins réels des peuples indigènes autochtones », relève le « Mallku » Felipe Quispe, l’un des dirigeants historiques et emblématiques du mouvement indigéniste qui propose la construction du grand Etat quechua-aymara (2).
 Candidat présidentiel aux élections de 2005, Quispe vit son parti totalement battu par le MAS. Un affaiblissement de sa position qui a vu depuis lors le dirigeant indigéniste contraint d’adopter un profil bas.
« Au début, nous avions de la sympathie pour Evo, mais maintenant l’heure est venue  de rentrer sur la scène politique et de recréer notre force, car la gestion d’Evo est tout simplement un désastre. Il n’a pas rempli ses promesses, et a poursuivi un projet libéral à visage indien. Evo devrait abroger toutes les lois néo-libérales, en commençant par celle punissant la culture de la coca – introduite sous pression nord-américaine -, car la coca, c’est notre vie », souligne Quispe.
Et de poursuivre sa volée de critiques contre le gouvernement du MAS : « Il n’y a pas eu de distribution de terres, ni d’affectation de territoires aux indigènes ; les prix des comestibles ont augmenté ces deux dernières années ; l’inflation s’est emballée ; on n’a pas amélioré l’infrastructure des chemins menant à nos communautés. Du temps perdu ».
Et de sa lecture hypercritique de la gestion gouvernementale à la conclusion sur l’avenir, il n’y a qu’un pas (aisément franchi…): « Nous prions pour la chute d’Evo Morales, parce qu’il porte préjudice au mouvement indigène en général».
Si Evo tombait, d’après Quispe, s’ouvrirait une étape possible des changements réels : « Nous avons viré Banzer, Sanchez de Losada, Mesa (3). La chute de Morales ne nous préoccupe pas beaucoup, parce nous sommes structurés et organisés pour y donner une réponse indigène révolutionnaire. Peut-être alors viendrait la véritable libération des peuples indiens de Bolivie », conclut Quispe.
 
« Il n’existe pas de risque de fracture »
 
« L’état du pays me surprend. Je n’aurais pas pensé qu’après son triomphe incontestable et net, il y a plus de 2 ans, Evo Moralès n’ait pas pu imposer son projet de changement », relève Carlos Mesa, ex-vice président durant le mandat de Gonzalo Sanchez de Losada, puis président durant 18 mois en 2004-2005, après la fuite de son prédécesseur devant la révolte populaire.
Pour Mesa, en deux ans, « les erreurs d’Evo ont été plus importantes que les réussites de l’opposition ». Bien que reconnaissant à Morales « une personnalité charismatique, dont l’opposition ne dispose pas aujourd’hui », Mesa estime que le MAS vit aujourd’hui l’un des moments les plus difficiles depuis son arrivée au gouvernement.
Même s’il est clair que la scène politique montre l’existence « d’un rapport de force équilibré ». Où le gouvernement « n’a pas la  force d’imposer son projet et son hégémonie, mais où l’opposition n’est pas non plus en mesure de l’écraser ».
L’actuel « pat politique » devra nécessairement se résoudre par le dialogue. Pour assurer la viabilité de celui-ci, il faudrait réviser les deux thèmes essentiels : le texte du projet constitutionnel et celui des statuts d’autonomie élaborés dans quatre des neufs départements.
« Les régions qui proposent ces statuts ont mis le gouvernement en échec d’une manière très complexe, à partir du moment où celui-ci s’est trompé par rapport aux autonomies ». Institutionnellement, ces statuts seraient problématiques, s’ils étaient approuvés, « car ce serait des enfants sans père, vu la Constitution actuelle ne reconnaît pas l’autonomie. Cela ouvrait la porte au fait que chaque région de Bolivie agisse à sa guise », estime l’ex-président.
Pour lui, derrière la rébellion des régions, existent deux points-clés qui pourraient détendre la situation, si on leur trouvait une solution : la dévolution aux régions de l’impôt direct sur les hydrocarbures – dont le pourcentage est fixé par la loi y relative et qui fut réduit par le gouvernement. Deuxièmement, la pleine reconnaissance dans la nouvelle Constitution de l’autonomie départementale, en éliminant l’autonomie régionale et en reconnaissant l’autonomie indigène aux seules municipalités et aux communautés indiennes.
Sans aucun doute, souligne Mesa, des thèmes comme la gestion des ressources naturelles et la question de la terre doivent rester dans la sphère de l’Etat central : car si l’on en acceptait la régionalisation – comme l’exigent les statuts d’autonomie -, l’Etat perdrait le contrôle basique des politiques centrales qui relèvent de sa totale compétence.
Un scénario apocalyptique : existe-il un risque de sécession et de balkanisation en Bolivie ? Conclusion tranchée de Carlos Mesa : « Absolument, aucun ! ». Et il y a trois causes pour cela : en général, les Boliviens n’ont pas cette volonté ; ces supposées nouvelles nations ne pourraient pas survivre chacune de leur côté ; les pays voisins – et plus particulièrement l’Argentine et le Brésil – ne sont absolument pas intéressés par une division de la Bolivie, et encore moins par une augmentation de situation explosive à l’échelle régionale.
La période d’ici la fin du premier semestre 2008 serait décisive pour ce pays latino-américain. L’initiative de dialogue entre les adversaires, avec la médiation de l’Eglise catholique, est en marche. Le vote sur la nouvelle Constitution et sur les statuts d’autonomie, fixé pour le 4 mai 2008, pourrait être retardé de quelques semaines, afin de tenter d’arriver au scrutin avec un consensus négocié préalablement.
Les attentes de changements, suscitées par ce processus inédit dirigé par Evo Morales, sont très élevées parmi les secteurs populaires qui continuent de l’appuyer. La Bolivie, la nation la plus appauvrie de l’Amérique latine, a opté pour un nouveau paradigme de redistribution et d’équité sociale. Néanmoins, les échéances politiques ne sont pas éternelles et la population veut des améliorations maintenant.
* Sergio Ferrari , de retour de Bolivie
      Traduction  H.P. Renk
       Collaboration E-CHANGER, ONG de coopération solidaire présent en Bolivie
1)       Ironie de l’histoire, des médecins cubains ont pratiqué une opération de la cataracte sur un certain Mario Teran (sergent retraité de l’armée bolivienne). Celui-ci était jusqu’ici connu pour avoir abattu à l’aube du 9 octobre 1967, dans l’école du village de La Higuera, le commandant Ernesto Guevara, capturé la veille. Ainsi, l’assassin du Che aura retrouvé la vue grâce à ces Cubains qu’il abhorrait…
2)       Référence à l’empire Inca, d’avant la conquête espagnole.
3)       Trois anciens présidents boliviens, dont le premier – Hugo Banzer – avait pris une première fois le pouvoir en 1971, par un coup d’Etat contre le gouvernement progressiste du général Juan José Torres.
 

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