Brésil: Climat, dette sociale et dette écologique

Y a-t-il au Brésil des exemples qui indiquent que les changements climatiques liés au réchauffement global ont empiré, et ont même provoqué des conflits (sociaux/économiques/politiques) ?

Il existe une réciprocité d’effets entre le réchauffement global et ses facteurs déterminants. Ceci explique le rythme exponentiel de ce processus. Le réchauffement facilite l’appauvrissement des sols, la perte de forêts, la désertification, une plus grande évaporation des eaux, une accélération du dégel, l’augmentation du niveau des océans. Ces phénomènes accélèrent, directement ou indirectement, le réchauffement global. Le second facteur de l’effet de serre à l’échelle globale est le déboisement, et l’Amazonie est peut-être l’une des régions qui souffrent le plus de cette destruction. Pendant les deux mandats de Fernando Henrique Cardoso (1995-2002), l’Amazonie a perdu 154.700 km2 de forêt, soit l’équivalent de deux fois la surface de l’Autriche. Pendant le premier mandat de Lula, elle a encore perdu 84.400 km2, soit la surface de plus de deux fois la Suisse. Rien qu’en 2004, 27.429 km2 s’en sont allés. En 2005, ce fut le tour de 18.793 km2 de disparaître. Le rythme du déboisement a diminué grâce aux efforts do Ministère des Mines et Energie, et au contrôle, bien que précaire de l’IBAMA (Institut Brésilien de l’environnement). Mais la destruction continue. Les impacts sur les peuples de la forêt – indigènes, familles et communautés de travailleurs agro-extrativistes, quilombolas – sont dramatiques. Des conflits éclatent régulièrement, sont persistants et violents; les travailleurs et les indigènes en sont les principales victimes. Les liens entre les intérêts privés et les pouvoirs locaux aggravent encore plus la violence.

Pourriez-vous mentionner un ou deux exemples concrets ?

L’une des raisons de la destruction de la forêt est le concept et la pratique corporative qui consiste à rechercher un maximum de profit à court terme, en transformant tout coût non immédiat en externalité, en le repassant à la société ou au secteur public.

La vision qui devrait prévaloir est celle d’une Amazonie en tant que système organiquement intégré, dans lequel la forêt, le bassin hydrographique et la biodiversité sont soutenables et s’harmonisent réciproquement. Il existe déjà des régions dans lesquelles la forêt ne reviendra jamais. Comment réduire l´impact humain sur la forêt? Les grands projets (la route Transamazonienne, les usines hydro-électriques de Tucuruí et Balbina, les usines projetées du Rio Madeira, entre autres, les activités d’extraction de minerais, les usines thermoélectriques de la Compagnie Vale do Rio Doce, l’élevage de bétail et l’agriculture pour l’exportation (le soja), les entreprises qui exploitent le bois, ainsi que les routes vers les villes sont les principaux responsables de cette double dette -sociale et écologique.

L’effet de la culture du soja sur la forêt amazonienne est désastreux. La Cargill, compagnie transnationale basée aux Etats-Unis, est l’un des principaux agents de cette destruction, avec de graves effets sur la société locale et l’écosystème. Elle promeut la monoculture, ce qui provoque le déplacement de familles traditionnelles d’agriculteurs, en élevant le prix des terres, en provocant la perte de troupeaux causée par les substances agro-toxiques. Cette activité date des années 80: elle a débuté avec l’abattement de la forêt pour faire de la place à l’élevage de bétail, et ensuite pour la culture du soja. On accuse la Cargill d’attirer de petits agriculteurs avec des promesses, d’acheter ensuite leurs terres et d’exporter le soja. Ce sont deux milliards de tonnes de soja qui font de l’état américain du Minnesota l’agent le plus riche du Mato Grosso. Il n’y a pas d’industrie dans la région. Le modèle est agro-exportateur: produire et exporter la matière-première pour alimenter le bétail de l’hémisphère Nord tout en détruisant la Forêt Amazonienne, dont les terres défrichées se transforment en monocultures vulnérables aux plaies, et ont donc toujours plus besoin d’engrais chimiques pour garder les hauts niveaux de productivité.

Dans ce cas, comment le conflit a-t-il surgi, et comment s’est-il développé?

« Quels bénéfices la Cargill apporte-elle à l’état du Pará? Le profit s’en va, et il ne nous reste que la destruction. Le capitalisme n’a pas d’âme. Il s’alimente de profits. Mais nous, êtres humains, nous avons des droits! Malheureusement, soit l’état est faible, soit il s’allie avec les intérêts des riches. Rien qu’au Pará, plus de 1000 dirigeants paysans et indigènes sont morts en défendant l’Amazonie. Il faut fuir la doctrine selon laquelle le marché est un dieu tout-puissant! » Ce sont des mots du Frère Edilberto Sena, missionnaire au sein de l’un des états les plus violents du Brésil, couvert en grande partie par la Forêt Amazonienne.

Tout à coup, à partir de plusieurs rapports publiés sur le réchauffement global, (je cite le rapport britannique signé par Nicholas Stern, ainsi que ceux de la Forum International Changements Climatiques) l’opinion publique mondiale s’est mobilisée, et les gouvernements ont commencé, tardivement, à adopter des mesures qui visent à mitiger ses effets, à accélérer la réduction de la menace, et, dans quelques pays, adopter des politiques qui facilitent l’adaptation des populations aux changements toujours plus imminents. Le lancement de la proposition ayant trait à l’agro énergie a pris de l’ampleur. Des expériences sont en cours depuis plus de 30 ans, et le Brésil est un pionnier dans la production d’agro combustible à partir de la canne à sucre. Maintenant, la consigne est le « biodiesel », l’éthanol qui sera mélangé avec l’essence et le diesel, et l’huile combustible d’origine végétale, en réduisant ainsi les émissions de CO2 et d’autres gaz à effet de serre. Le Brésil joue un rôle apparemment prometteur. Il produit aujourd’hui 18 milliards de litres d’éthanol par année à partir de la canne à sucre ; et, sous la pression des marchés avides des pays riches, le gouvernement prétend augmenter la production et atteindre 130 milliards de litres par an jusqu’en 2013, ce qui représentera un million de postes de travail de plus. Mais dans quelles conditions ?

La voie proposée par les présidents Bush et Lula apporte l’illusion que les menaces de la crise globale, aussi bien dans les domaines social, financier, écologique ou politico-militaire, peuvent se résoudre grâce à la science et à la technique. Les mouvements sociaux affirment que les inventions technologiques sont importantes, mais ce sont les communautés humaines qui sont le facteur principal de correction du destin du rapport entre l’être humain et l’environnement. Ils soutiennent également que la prévention, la diminution et l’adaptation ont toutes une dimension politique dominante: quels intérêts doivent prévaloir, dans quels délais, en engageant quels sujets ?

La production d’alcool ou de tout autre combustible à partir de la biomasse n’est pas un problème en soit. Le problème réside dans le contexte politico-économique, social et technologique qui conditionne ses objectifs et ses méthodes. Si la production était faite par les petits agriculteurs et l’agriculture familiale employant les techniques de l’agro écologie, visant d’abord leur propre autonomie en aliments et en combustible, et ensuite seulement la vente au marché national et international, nous aurions avec cette production un réel facteur de développement économique et social, ainsi que l’amélioration des indices d’émission de gaz à effet de serre. Mais la proposition consiste à promouvoir l’agribusiness en tant que sujet principal de la production, transformation et commerce de l’agro énergie. Le problème de la production de l’éthanol à grande échelle pour l’exportation, est multiple: les grandes entreprises, motivées par le profit rapide, les occasions d’expansion coûte que coûte et le contrôle des marchés, créent des monopsones en ce qui concerne les petits producteurs et des monopoles par rapport aux contrôle des produits et des prix ; elles introduisent la culture de semences transgéniques, ce qui fait dépendre les agriculteurs des engrais chimiques de ces mêmes entreprises; elles implantent des monocultures, sans contrôle ni limites, et utilisent des doses massives d’engrais toxiques; elles font de la recherche concernant l’utilisation d’autres formes de biomasse pour produire de l’éthanol cellulosique, à partir de déchets de troncs et de branches d’arbres, et de toute sorte de plantes. Grâce à la protection fournie par les règles néolibérales de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), elles prétendent obtenir le contrôle absolu de ces techniques et établir ainsi le totalitarisme énergétique à partir de leurs structures monopolistes. Elles pourront envahir des zones de culture alimentaire et des zones de forêts pour produire de l’agro énergie, plus rentable, et donc « justifiée par la rationalité économique ». Elle emploieront une masse de travailleurs précarisés, dans des conditions infrahumaines de vie et de travail.

De par sa condition actuelle, il est possible d’imaginer ce que sera l’exploitation sociale, l’usurpation de la souveraineté et de la sécurité, ainsi que le gâchis de l’environnement lorsque la demande effective se multipliera et que l’agribusiness obtiendra les facilités et les subsides de l’état pour l’agro-exportation à grande échelle. Encore pire, si on considère l’intention exprimée par le gouvernement Lula d’ouvrir les terres indigènes à l’activité d’entreprises minières.

Aujourd’hui, la productivité du travail a déjà augmenté: des 6 tonnes journalières, elle a passé à 12. Les coupeurs de canne à sucre travaillent 12 heures par jour minimum, dont la moitié sous le soleil ou la pluie. Ce sont 66 000 coups de faux par jour. A cause de cet effort surhumain, ils perdent 10 litres d’eau par jour. Nombreux sont ceux qui doivent être mis sous perfusion pour recevoir du sérum physiologique à l’hôpital à la fin de la journée, pour récupérer les sels minéraux qu’ils ont perdu. 19 d’entre eux sont morts d’épuisement pendant les premiers mois de 2007. Ces travailleurs souffrent de crampes qui peuvent provoquer un arrêt cardiaque. La moyenne de vie de ces travailleurs est inférieure à celle des esclaves coloniaux.

L’option du gouvernement Lula pour la production à grande échelle, principalement à partir de l’agribusiness, de la vente de terres et d’usines à des entreprises transnationales assoiffées de profits faciles obtenus grâce à des travailleurs à demi esclavagés, sa décision de ne pas permettre que les préoccupations sociales ou écologiques limitent la capacité du Brésil de satisfaire la gigantesque demande extérieure d’agro-combustible : tout cela tend à aggraver encore plus les conditions de vie et de travail des coupeurs de canne à sucre. «Nous avons une opportunité extraordinaire de créer une nouvelle commodity énergétique au niveau global, dont nous serons le principal fournisseur à l’échelle globale, peut-être le plus grand », déclare Sérgio Thompson-Flores, président de Infinity Bio-Energy, entreprise d’origine anglaise, créée au Brésil il y a un peu moins d’un an, dans le but d’acquérir, de construire et d’opérer des usines d’alcool et de sucre au Brésil surtout, où elle a déjà investi US$ 200 millions en acquisitions (Dinheiro Folha de São Paulo, 16.4.2007: 46).

Pensez-vous que de tels conflits puissent augmenter dans les prochaines années? Et dans quels domaines en particulier?

Tout va dépendre des décisions du Gouvernement Fédéral et des politiciens. S’ils auront le courage de donner la priorité aux intérêts du peuple et de la Nation brésilienne, ils opteront pour des références à moyen et à long terme: produire à partir des petits agriculteurs et de l’agriculture familiale, qui donnera d‘abord la priorité aux besoins intérieurs et ensuite seulement à l’exportation; restructurer le budget public, pour prioriser le payement de la dette sociale et écologique, c’est-à-dire garantir les droits fondamentaux des citoyens à la vie, au travail, à la nourriture, à l’accès à la propriété des biens et des moyens de production, à la santé, à l’éducation, etc. La condition pour que cela se réalise est que le gouvernement implante une politique énergétique au service d’un projet original de développement du Brésil, qui soit endogène et qui accepte le capital étranger en tant que supplément, jamais comme acteur déterminant; un développement axé en priorité sur l’auto-détermination et l’autosuffisance énergétique du Brésil, et non pas sur l’alimentation des marchés extérieurs, qui consomment de l’énergie en excès, et qui sont les principaux responsables du réchauffement global et des autres menaces contre la vie et la biodiversité de la Planète. Mais la tendance actuelle est à l’opposé de ceci, donc les conflits tendent à augmenter. A court terme, les régions agricoles et les forêts sont les plus vulnérables, ainsi que les nappes d’eau superficiels et souterrains. A moyen terme, la crise affectera et détruira avec de plus en plus de force les villes de l’immense côte maritime du Brésil. La logique compétitive sera alors obligée, par la force des circonstances, à céder la place au mode coopératif de rapports sociaux. A partir des désastres sociaux, économiques et écologiques, je pense que si nous survivons, nous verrons surgir l’aurore d’une ère de progrès vraiment humain.

D’après vous, est-il possible, par exemple , qu’un conflit armé éclate entre grands propriétaires ruraux, entreprises transnationales et petits producteurs à cause du manque d’eau ?

Un conflit armé dans la campagne est toujours possible, dans les villes il l’est moins. Mais un conflit d’origine externe est possible, et même probable. Les pays du Nord et leurs entreprises transnationales, qui convoitent toujours les ressources naturelles d’autrui, n’hésitent pas à utiliser tous les moyens illicites ou illégaux, cela va de l’invasion militaire à l’achat de gouvernements locaux pour garantir leurs intérêts. C’est ce que nous avons constaté au Moyen-Orient, et c’est ce que l’Amérique Latine et les Caraïbes ont déjà souffert tout au long des siècles de colonisation euro-centrée. Le motif actuel des conflits armés internationaux sont le contrôle des combustibles fossiles, dont l’extinction est prévue pour le milieu du XXIème siècle. Du point de vue de la rationalité humaine et de la vie, le défi actuel est de préserver au maximum cette source de combustibles, pour qu’elle dure jusqu’à ce que l’humanité ait mis au point d’autres formes d’énergie à une échelle qui garantisse une production suffisante pour assurer la vie et la civilisation.

Un nouveau motif de guerre pointe à l’horizon avec le réchauffement global et la destruction des sources et des bassins hydrographiques, donc de l’eau, qui devient de plus en plus rare à cause de différents facteurs: le gaspillage (l’irrigation gaspille 70% de l’eau qu’elle consomme, alors que la surface irriguée dans le monde a plus que doublé au XXème siècle; la production agricole dirigée à la production de viande – un kilo de blé exige 900 litres d’eau, un kg de riz, 1910 litres, un kg de viande, 15 000 litres); des eaux souterraines systématiquement polluées par les engrais chimiques, les solvants, les plastiques, les métaux lourds et d’autres matières polluantes utilisées à la campagne et en ville; la mauvaise utilisation de l’eau (d’après l’IBGE, les proportions du mauvais usage de l’eau sont: par ensablement, 53%; par pollution, 38%; altérations du paysage, 35%; contamination du sol, 33%; pollution de l’air, 22%; dégradation des régions protégées, 20%). En ce qui concerne les grands barrages hydro-électriques, le WWF affirme que les barrages sont entrain de tuer les affluents des grands fleuves, mettant en risque les bassins hydrographiques, avec des effets inimaginables sur l’agriculture, les eaux, la vie humaine et la biodiversité. Il ne suffit donc pas de regarder les bénéfices de l’hydro-énergie en tant que source propre d’énergie, il faut considérer tout le système dans lequel elle sera produite, afin que les coûts (économico-financiers, sociaux, écologiques, à court, moyen et long terme) ne dépassent pas les bénéfices. Tant que cette vision de système ne dominera pas, l’humanité moderne continuera à scier la branche sur laquelle elle est assise.

Existe-t-il une volonté politique de prévenir de tels conflits ?

On ne dirait pas. Le gouvernement Lula a surpris la société par ses déclarations consacrant l’agribusiness ; il a signé des accords louches avec les entreprises transnationales et avec des producteurs illégaux d’aliments transgéniques; il a signé des documents d’intentions avec les Etats-Unis et l’Europe, en se disposant non seulement à satisfaire leurs demandes en alcool, mais en mobilisant d’autres pays gravement atteints par la faim à faire de même, en utilisant la technologie et le savoir-faire brésiliens, en commençant par des pays d’Afrique sub-saharienne! Le démembrement (et l’élimination probable) de l’IBAMA est un signe que quelque-chose de beaucoup plus grave s’approche: l’omission du gouvernement Fédéral par rapport à la fiscalisation et à la réglementation des activités de production de l’agro-énergie, en faveur de l’agribusiness et des grandes corporations transnationales, et au détriment des travailleurs et de leurs familles, du territoire et de l’environnement du Brésil, et de notre souveraineté.

Il est probable que des conflits croissants aient lieu, car les luttes sociales contre ces politiques sont en recrudescence. En septembre 2007, l’Assemblée Populaire, mouvement de base qui engage divers secteurs de la société civile, va réaliser un plébiscite national qui met en évidence l’une des plus grandes entreprises responsables de déprédation de l’environnement naturel et social au Brésil, la Compagnie Vale do Rio Doce (CVRD), patrimoine construit par le peuple brésilien et à son service jusqu’à 1997, année de sa privatisation louche effectuée par le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso. Le plébiscite vise à ce que la société se prononce sur le retour du patrimoine de la CVRD dans les mains de l’état brésilien. Voilà un exemple de conflit qui tend à mettre d’un côté, la société, et de l’autre, le monde corporatif. Si le gouvernement opte pour la décence et l’engagement auprès de la nation, il se mettra du côté de la société et déploiera sa volonté politique pour déclarer la nullité de la vente aux enchères qui a privatisé cette entreprise, et réalisera un profond assainissement des pratiques et des engagements de l’entreprise par rapport à la société et à l’environnement.

Marcos Arruda/Traduction: Catherine Lambelet

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