Près de 30 ans après la disparition de Bruno Bréguet, le cinéaste tessinois Olmo Cerri revient sur les traces de son compatriote, tentant de comprendre cet événement aussi mystérieux qu’irrésolu. Il s’y emploie avec le regard d’un chroniqueur attentif plein d’interrogations sur la crise actuelle de la société et les défis militants pour la transformer.
Bréguet, né à Minusio en 1950, décide à l’âge de 20 ans de rejoindre la résistance palestinienne. Il est arrêté dès sa première mission qui consistait à faire passer des explosifs en Israël, cachés sur son propre corps. Ses sept années d’emprisonnement en Israël, qu’il appellera plus tard L’école de la haine (titre de son livre autobiographique) le radicalisent encore davantage. Libéré en 1977, il rejoint le groupe terroriste d’Ilich Ramírez Sánchez « Carlos ». En 1982, il est à nouveau emprisonné, cette fois à Paris. Libéré trois ans plus tard, Bréguet s’installe sur une île grecque avec sa compagne et sa fille, où son quotidien semble se diluer dans une étrange parenthèse de son militantisme un tant ambigu. En 1995, il décide rentrer en Suisse avec sa famille. Le 10 novembre, à son arrivée au port d’Ancona, les services de l’immigration lui interdisent l’entrée sur le territoire italien, mais pas à sa femme et à sa fille. Alors âgé de 45 ans, il est renvoyé sur un ferry vers le port grec d’Igoumenitsa, mais n’arrive jamais à destination.
Un dialogue en miroir
Le documentaire qui relate son histoire a été présenté en janvier dernier au Festival de Soleure, puis en août au Festival du film de Locarno. Le film produit par Dschoint Ventschr de Zurich et distribué par Noha Film de Lugano sera projeté à partir d’aujourd’hui dans plusieurs salles de Suisse romande (https://www.letsdoc.ch/fr/films/la-scomparsa-di-bruno-breguet).
Cette pellicule est un dialogue original entre les images de la vie de Bréguet et les interrogations sous-jacentes qu’Olmo Cerri se pose avec insistance dans sa propre voix off. Un intense va-et-vient de questions communes et d’expériences différentes entre des porte-parole de générations différentes. « C’est une réflexion centrale dans ma vie en ce moment », explique Olmo Cerri au Courrier. « Je vis dans un monde que je n’aime pas, plein d’injustices. Ce qui m’entoure semble échapper à mon contrôle et j’ai l’impression de manquer d’outils efficaces pour agir ». Il reconnaît l’importance de la politique, du vote, des initiatives, du bénévolat, des manifestations, du cinéma et de la culture, mais « j’ai le sentiment qu’aucun de ces moyens ne parvient vraiment à faire bouger le système actuel ». Il souligne que ce sentiment d’impuissance semble s’être installé non seulement chez lui, mais aussi dans sa génération, « comme si nous avions été colonisés par l’idée qu’il n’y a pas d’alternative à ce que nous vivons aujourd’hui ».
De l’impuissance à la mobilisation
Malgré la gravité de son état d’esprit, tout n’est pas sombre à l’horizon pour Olmo Cerri, qui a une longue expérience de vie associative et de luttes de la jeunesse au Tessin. Il intègre son militantisme syndical au journalisme critique et à la réalisation de films. Il est d’ailleurs l’un des membres fondateurs de l’association REC de Lugano, qui réunit un groupe de jeunes cinéastes solidaires.
« Je ne veux pas transmettre un message trop pessimiste : il y a des niches de résistance, des réalités dans lesquelles une alternative est expérimentée, qui méritent d’être protégées et soutenues », affirme Olmo Cerri. Il reconnaît que, malgré tout, il est réconfortant de voir que, tant en Suisse que dans le reste du monde, il y a des personnes de tous âges, et en particulier de très jeunes générations, qui continuent à se poser ces questions fondamentales. « Ils trouvent des réponses différentes, souvent collectives, pour contribuer au changement social ». Il fait référence, à titre d’exemple, aux milliers de militant·es pour le climat ou à celles et ceux qui se mobilisent régulièrement partout en solidarité avec la cause palestinienne. Cerri ajoute : « Il y a aussi ceux qui luttent pour l’accueil des migrants, ceux qui occupent et autogèrent des espaces, créant de nouvelles formes de communauté, ainsi que ceux qui s’engagent dans des projets d’agriculture alternative et de solidarité avec le Sud ». En même temps, il souligne que « les luttes, même radicales, des anciens militants ont abouti à des conquêtes sociales et à des droits concrets, et ont donné un sens à leur vie. Cela me donne de l’espoir pour moi-même et pour les nouvelles générations de militants ».
Une fin ouverte
Qu’est-il réellement arrivé à Bruno Bréguet ? Le film le suggère, mais ne l’affirme pas. La prudence du chroniqueur qu’est Olmo Cerri l’amène à déclarer qu’il s’agit d’un « cas ouvert, qui sera peut-être éclairci dans de nombreuses années ». Tout porte à croire qu’il y a des gens de pouvoir qui ont plus d’informations que ce que nous savons aujourd’hui », explique-t-il. Pour compliquer encore les questions en suspens, l’historien suisse Adrien Hänni a publié en 2023 un livre dans lequel il affirme avoir découvert des preuves de la collaboration de Breguet avec la Central Intelligence Agency (CIA) américaine à partir de 1991, dans les années qui ont précédé sa disparition.
La Suisse n’a pas fait grand-chose pour éclaircir le sort de son citoyen. Sa vie et son histoire sont devenus gênants pour beaucoup, notamment pour les services de renseignement et de sécurité raffinés de certains Etats. Aujourd’hui, Bruno Bréguet est une énigme, un chapitre inachevé, un autre disparu politique.
Sergio Ferrari
Traduction Rosemarie Fournier