Francisco Chico Whitaker au IIème Global Progressive Forum, à Milan, Italie

En tant que Brésilien, je me trouve dans cette séance du Global Progressive Forum, dans une situation très particulière: je ne peux pas aborder son thème – vers des communautés mondiales progressistes pour le changement (TOWARDS GLOBAL PROGRESSIVE COMMUNITIES FOR CHANGE) – sans me référer tout d’abord à ce qui se passe actuellement dans mon pays. Les événements là-bas sont si sérieux, pour les communautés progressistes, qu’un discours qui les ignorerait serait dans les nuages, aseptique, sans prise sur la réalité politique. Ne m’en voulez donc pas de descendre vers cette réalité. Ne pas le faire, serait aussi un manque de respect envers vous, qui vous interrogez sûrement sur ce que se passe au Brésil.
 
Vous êtes naturellement tous au courant de la crise politique sans précédents que vit aujourd’hui mon pays, et qui s’approfondit toujours plus depuis déjà plus de deux mois. Le gouvernement de Lula est mis sérieusement en question, Lula lui-même risquant d’être écarté de la présidence de la République.
 
Beaucoup d’entre vous ont certainement suivi de près l’arrivée à ce poste, dans un pays marqué fondamentalement par l’inégalité sociale, d’un ouvrier venant des couches les plus pauvres du pays, portant en lui tous les espoirs de changement des grandes majorités nationales oubliées. Comme nous tous au Brésil, vous étiez pleins d’espoir dans la réussite de cet énorme changement de pouvoir dans notre pays. Nous y sommes arrivés après une lutte de plus de vingt ans, en partant d’un mouvement social qui venait d’en-bas.
 
Et voilà qu’après deux ans et demi tout semble s’écrouler. Ce qui risque d’enterrer a nouveau et pour un bon bout de temps, les espérances de notre peuple de voir enfin la justice s’imposer sur l’iniquité. Avec évidemment des répercussions négatives pour ces mêmes luttes dans d’autres pays d’Amérique latine et également dans d’autres régions du monde.
 
En fait, la plupart des Brésiliens qui ont contribué à la victoire électorale – et qui après ont continué à donner du meilleur d’eux mêmes pour que les changements promis et espérés se réalisent effectivement – se trouvent maintenant (s’ils ne sont pas parmi les responsables du désastre que nous connaissons aujourd’hui) dans un mélange de perplexité, d’indignation, de tristesse et d’angoisse.
 
La situation est en effet surprenante, parce que paradoxale. L’objectif principal de la campagne électorale de Lula a été la lutte contre l’inégalité sociale. Pour cela, il fallait changer le modèle économique qui est à la racine de cette inégalité. Mais son gouvernement n’est pas en danger à cause d’initiatives prises pour changer ce modèle. Pas d’avantage par les critiques croissantes de ceux, dans le Parti des Travailleurs (PT) et en dehors de celui-ci, qui appuyaient son objectif principal et ne le voyaient pas le réaliser. Les raisons de la crise actuelle sont ailleurs.
 
En ce qui concerne le changement du modèle, Lula n’a fait que le consolider. Et la continuité de cette consolidation est désormais la seule condition qu’il doive respecter pour se maintenir au pouvoir.
 
En effet les privilégiés de notre pays qui ne voulaient pas son élection, veulent maintenant absolument qu’il reste président. Une motion de censure leur créerait des problèmes puisqu’ils ne pourraient pas contrôler ceux qui succéderaient à Lula. Pour certains analystes, il est déjà destitué. Sans trop des dégâts, étant déjà prisonnier des intérêts de ceux qui concentrent l’argent au Brésil.
 
La stratégie de ceux qui ont toujours dominé le pays est, jusqu’à présent – car tout peut encore changer… – celle de le laisser finir son mandat, pour le vaincre démocratiquement aux prochaines élections, dans un an et demi, son appui populaire ayant déjà beaucoup diminué. Entre temps, ils auront continué à s’enrichir, sur le dos de tous ceux qui ont cru en Lula.
Les raisons de la crise actuelle se situent donc ailleurs, exactement dans l’autre versant du message électoral du PT: l’éthique dans la politique. Le parti s’est transformé en une efficace machine électorale, avec la professionnalisation des militants dans cette machine et dans les administrations conquises. Et ceux qui ont pris le contrôle du PT se sont convertis aux fausses idées d’un réalisme pragmatique selon lequel faire de la politique c’est gagner des élections, et pour les gagner il faut de l’argent. Or, étant arrivés au pouvoir, il se sont trouvés face à plusieurs chemins pour obtenir cet argent. Entre ceux-ci, plusieurs types de fraudes et d’agissements illicites, le seul embarras étant l’éthique du respect des biens publics et de la fonction publique comme un service à la collectivité. Et il n’y a pas de limites si la promesse de respecter des principes éthiques n’est qu’une simple tactique électorale.
 
Ces agissements, combinés avec la décision de construire de majorités parlementaires par l’achat des votes au Congrès – vieille distorsion des rapports exécutif-législatif au Brésil – font maintenant l’objet, dans ce même Congrès, de trois Commissions Parlementaires d’Enquête et d’une Commission d’Ethique, dont les séances d’audition des accusés – dont plusieurs dirigeants déchus du Parti – sont retransmises en direct, au long des jours et des semaines, par la télévision du Congrès et par d’autres chaînes de grande audience.
 
Le Parti des Travailleurs, en tant que tel – y compris Lula – n’a donc plus de discours ni de crédibilité pour parler au peuple, sauf pour dire que les coupables seront punis. Et Lula ajoute, en ce qui concerne le changement de politique économique – voilà le paradoxe – qu’il ne faut pas s’inquiéter (qui s’inquiéterait?), puisque sa politique sera maintenue à tout prix. Le parti se détruit ainsi peu à peu, malgré toutes les exceptions, parmi ses militants, dans leur façon d’agir, ainsi que l’effort désespéré de ceux qui cherchent encore à le sauver.
 
Mais ce tableau n’est évidemment pas définitif. Il faut bien que nous sortions de la paralysie dans laquelle la frustration nous a poussés. Nous sommes arrivés en fait à une situation où tout est à revoir, en profondeur. Il ne faut plus espérer, il faut agir. Tout en ayant conscience que nous avons déjà fait plusieurs pas en arrière, il faut redécouvrir qu’il ne suffit pas de gagner des élections. C’est pourquoi nous commençons maintenant à nous poser plusieurs types de questions.
 
Quelles ont été les erreurs commises? Quelles sont les conditions pour réussir à dépasser effectivement le néolibéralisme? Comment réussir à maîtriser la corruption? Quelles réformes politiques sont nécessaires pour dépasser toutes les distorsions et insuffisances de notre démocratie représentative? Comment augmenter les mécanismes de contrôle social sur les élus et sur les politiques publiques? Comment assurer l’efficacité du contre-pouvoir de la société civile en tant que peuple organisé? Quels doivent être les rapports parti-gouvernement, et du gouvernement avec les mouvements sociaux?
 
Heureusement, un peu partout, des initiatives sont prises pour répondre à ces questions. Et c’est aussi dans ce sens que les organisations brésiliennes qui ont réalisé le Forum Social Mondial de 2005 ont décidé de rouvrir l’espace Forum pour ces réflexions et débats. Nous vivons une situation où ce type d’espace devient particulièrement utile. Nous allons alors organiser un Forum Social Brésilien – de type thématique – ayant un seul thème: « un autre Brésil est nécessaire et urgent ».
Il y aura deux moments: un premier tout de suite, autour du 15 novembre prochain – date de la fondation de notre République – pour que nous commencions à la « refonder »,  par une multiplication de Forums locaux et régionaux dans tout le Brésil pour que le débat et la recherche de solutions soient les plus vastes possible. Un deuxième moment, le 21 avril 2006 – autre date symbolique liée aux luttes pour l’indépendance du Brésil –  avec un seul Forum national, que nous souhaitons international parce que cette réflexion intéresse les luttes dans d’autres pays.
 
Je vous invite tous à y participer. Et à commencer déjà à réfléchir avec nous sur notre expérience si chargée d’espoir et tellement frustrante.
 
Mais nous pouvons aussi tirer des leçons de tout cela pour notre réflexion autour du thème de cette plénière. Ce sont d’ailleurs des leçons qui nous confirment dans les choix qui ont été faits pour organiser le Forum Social Mondial, auquel beaucoup de ceux qui sont ici participent, et qui visent exactement les grandes transformations que nous voulons réaliser dans le monde.
Je me tiendrai alors à quatre leçons.
 
La première est celle de ne pas laisser aux partis le monopole de l’action politique, et encore moins aux professionnels de cette action, a l’intérieur des partis. Tous les citoyens sont responsables des décisions politiques, par leur action ou par leur omission. Les partis devraient donc donner la priorité à la formation politique des citoyens, au delà même de ses propres militants.
Deuxième leçon: si nous avons fait le choix de la démocratie comme régime politique, on ne peut pas arriver au pouvoir politique par d’autres moyens que les élections. Mais tous les moyens ne sont pas bons pour se faire élire. Nous pouvons, par le choix de ces moyens, nous faire manger par la corruption ou par la dépolitisation des campagnes électorales.
 
Troisième leçon: ne plus croire que le changement dans nos sociétés se fera par la seule prise du pouvoir politique. Détenir celui-ci peut constituer un atout important, mais il est totalement insuffisant. Si toute la société ne s’y est pas engagée – chaque citoyen dans ses actions et dans ses comportements ainsi que les organisations de la société civile – les pouvoirs en place, remis en question, empêcheront toute action gouvernementale visant des changements vraiment décisifs dans l’économie, les politiques publiques et la vie sociale.
 
Quatrième leçon: il n’y aura jamais de changements structurels durables dans nos sociétés s’ils ne sont pas accompagnés de changements à l’intérieur de nous-mêmes, vers la plus complète assimilation des principes éthiques, aussi bien parmi les personnes chargées des responsabilités politiques – pour lesquelles ce changement est encore plus nécessaire et exigeant – que dans toute la société.
 
Nous vivons en ce début du 21ème siècle, de grands changements de paradigme dans l’action politique. La société civile fait son irruption dans les scénarios, tout en construisant de nouveaux rapports – horizontaux – entre les organisations qui la composent. Il ne faut pas que, comme au Brésil, nous laissions les partis et les gouvernements affronter seuls la lutte pour les changements. Mais, ni les uns ni les autres ne doivent se sentir menacés. Chaque rôle est à revoir. Et toutes les portes doivent être ouvertes pour que ce nouvel acteur politique – cette société civile constituée par un nombre croissant de citoyens organisés et reliés entre eux en réseaux – entre effectivement en scène, à part entière.
 
Sergio Ferrari
Service de presse E-changer

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