Un Brésil pour tous

Immergés dans le quotidien de Salvador de Bahia, nous nous confrontons aux réalités de la capitale noire du Nordeste. Premier constat, la discrimination des noirs perdure et fait partie intégrante de la lutte pour un habitat digne. Première enquête sur les discriminations raciales présentes au Brésil.
 
 
Le Brésil d’aujourd’hui compte 184 millions de personnes, dont 80 millions de couleur. Il figure en nombre parmi les pays au monde les plus peuplés de noirs. Au niveau des principales régions, à l’image des statistiques : 27 % pour São Paolo, 38 % pour  Rio de Janeiro et 82 % pour Salvador, Bahia accueille la plus forte densité de noirs du pays,  mais elle est aussi la région la plus pauvre.
 
Salvador, capitale de la région du Nordeste, incarnant la Rome noire, le centre névralgique de la cause noire et du lien avec l’Afrique, devient dès lors la ville centrale des luttes contre le racisme et les discriminations.
 
Discriminations raciales
 
Au Brésil, les études de l’IBGE (N.d.l.r : Institut brésilien de géographie et de statistiques) démontrent qu’aujourd’hui la population de couleur perçoit, en moyenne, la moitié du salaire des blancs. La différence salariale est d’autant plus flagrante lorsqu’on prend en compte le niveau de scolarité. Après 11 ans d’école, les blancs reçoivent en moyenne quelques 1728 reais contre 899,64 pour les noirs et ceci malgré le même niveau d’étude. De plus, le 60 % de la population blanche travaillent sous contrat et bénéficient d’assurances sociales contre à peine 40% pour les métis et noirs.
 
Sur l’ensemble du pays, le taux de chômage des noirs est proche de celui des blancs, même si à Salvador il représente le double. A noter encore, parmi les personnes recensées, les enfants dès l’âge de dix ans sont considérées comme actifs. Ces chiffres restent néanmoins trompeurs puisque les statistiques brésiliennes s’arrogent le droit d’inclure parmi les personnes ayant un emploi, tout individu exerçant un travail parallèle sans assurance sociale comme par exemple, les petits vendeurs indépendants qui officient dans la rue. Vendeurs (euses) de cigarettes, de brochettes, d’acarajé, de fromage braisé et de boissons en tout genre sont considérés comme des employés ; en règle générale, ils atteignent à peine un salaire minimum (N.d.l.r. : environ 350 reais par mois, soit 180.-CHF) et ne bénéficient, bien évidemment, d’aucune sécurité sociale . Autant dire que les postes à responsabilité ne sont que très rarement occupé par des noirs.
 
Au-delà d’un simple constat de discrimination, il est nécessaire de comprendre le phénomène en prenant en compte quelques aspects historiques. En 1888, le Brésil abolissait l’esclavage et libérait du même coup un peuple assujetti. A l’époque, le gouvernement brésilien n’avait pas mis en place un dispositif de transition permettant l’intégration de ces esclaves affranchis dans une structure sociétale adaptée. La communauté noire s’est retrouvée donc sans terre, analphabète, sans capital et dans une société qui, en somme, les précarisait.
 
Auparavant, afin de se libérer de leur condition d’esclave, les noirs ont assimilés la culture de leurs oppresseurs en intégrant leur religion, leurs us et coutumes dans un espace stratégique de dissimulation. La capoeira et le candomblé en sont d’illustres exemples de résistance culturelle. Leur art martial se transformait alors en danse afin de ne pas éveiller les soupçons de leurs maîtres, tandis que leurs Dieux (orixas) devenaient des saints catholiques. Force de syncrétisme, la culture noire du Brésil s’est insidieusement blanchie, d’une part pour exister, d’autre part pour extirper les noirs des discriminations et préjugés allant à leur encontre, jetant ainsi leurs origines dans une forme de déni.
 
Ambiguïté de l’identité brésilienne
 
Aujourd’hui, cette ambiguïté identitaire réside et donne lieu à des luttes de minorités. Seulement 0,11% des habitants de Salvador revendiquent faire partie d’un candomblé contre 75% de chrétiens. D’ailleurs, la lutte des candomblés se trouve aujourd’hui face à un nouvel obstacle, au même titre qu’à l’époque du catholicisme des colons ; ils se confrontent à l’église évangélique qui ne cesse de diaboliser leurs pratiques et rappelle ses fervents à l’adoration de leur église. Ci et là, d’énormes cathédrales modernes, plusieurs chaînes de télévision se développent grâce aux deniers des Brésiliens, y compris ceux des plus pauvres et relaient des informations proche d’un prosélytisme sectaire. Afin de résister, à Salvador, lors de la journée de la conscience noire (N.d.l.r. : chaque 20 novembre), une marche est organisée depuis deux ans par les différents acteurs du candomblé de la région. Cette manifestation invite la population au respect, « à la vie et à la liberté religieuse ».
 
Actuellement pour être intégré dans la société brésilienne et avoir accès à une classe sociale honorable, la majorité de la communauté noire s’est distanciée de ses origines africaines, tandis qu’une minorité milite encore en faveur de la réécriture de leur propre histoire. « Pour monter dans l’échelle sociale dominée par les blancs, beaucoup ont dû se blanchir dans leur façon d’être et de penser, et ils ont dû se renier eux-mêmes, en tant que culture et en tant qu’ethnie ; à force d’être infériorisés et rejetés, ils ont fini par perdre l’estime d’eux-mêmes et perdre de vue les dimensions du rôle civilisateur extraordinaire qu’ils ont joué dans la construction du Brésil », affirme Leonardo Boff, théologien de la libération. Malgré tout, grâce à la militance de leaders sociaux, un travail de sensibilisation et de conscientisation est toujours en marche.
Au XXème siècle, de nombreux mouvements noirs ont revendiqué leur droit que ce soit le Front Noir Brésilien des années 1930, du Théâtre Expérimental noir des années 1940-50 (avec Abdias do Nascimento), et du Mouvement Noir Unifié contre la discrimination raciale (avec Lelia Gonzalez, Abdias do Nascimento et d’autres) des années 1970, ou encore de l’Union et Conscience noire des années 1980. A chaque fois, ces mouvements se sont efforcés de rappeler que la question noire au Brésil reste non résolue et qu’il manque une réelle politique de réparation.
 
La réécriture de leur histoire comme réparation
 
Si, en occident, les œuvres de Martin Luther King, de Marcus Garvey, de Steven Biko ou encore de Nelson Mandela bénéficient d’une grande notoriété, il n’en est pas moins qu’au Brésil, Zumbi incarne l’icône noire de résistance et de libération.
 
Dès le début de l’implantation de l’esclavage, en 1538, de nombreux opprimés se rebellèrent et réussirent à fuir leurs conditions pour se regrouper dans des quilombos, lieux de refuge communautaire cachés dans des forêts dont le plus connu mais aussi le plus grand, la république dos Palmares (N.d.l.r. : entre 1628-1695, actuellement région nommée Sergipe) abritait entre 20 000 à 30 000 habitant pour une superficie de 27 000 km2. Les quilombos prenaient au fur et à mesure de leur expansion une importance sans égale dans tout le Brésil, surtout au Nordeste.
 
Toutes personnes marginales, principalement noires, indiennes, mais aussi blanches, souvent des paysans sans terre, refusant de vivre sous le régime des colonies, se retrouvaient dans ces lieux pour y vivre librement. La rédemption et la terre promise devinrent ainsi des thèmes spirituels incontournables pour ces esclaves affranchis. Ils construisirent une micro société qui  s’inspirait des pratiques de leurs ancêtres africains. Le syncrétisme brésilien trouvait alors une nouvelle raison d’être.
La collectivité s’organisait de manière autonome. Selon certaines recherches historiques, tous bénéficiaient du même pied d’égalité, hormis quelques chefs de guerre se chargeant de leur défense. La majorité noire s’efforçait de reproduire leurs us et coutumes d’antan en faisant appel à leurs racines culturelles. Rituels africains, pratique de la langue bantou (N.d.l.r. : dialecte considéré comme étant issu de l’actuel Angola) et production de cultures multiples (manioc, maïs et haricot noir) les rapprochaient de leur origine. Dans les quilombos, la dimension spirituelle et le lien avec le surnaturel prenaient également une place importante ; les rites animistes y faisaient un retour inéluctable. « La pratique de libération des quilombos, avec leur dynamisme économique exemplaire, leurs rapports de production communautaires, l’harmonie sociale et l’expression religieuse sans caste sacerdotale, en communion collective avec le surnaturel, doit être célébrée pour sa valeur exaltante pour les combats des noirs d’aujourd’hui », souligne Léonardo Boff.
 
Les Portugais ont maintes fois essayé d’éradiquer ces territoires d’insurgés, mais à chaque fois en vain. Vers 1662, lors de l’une de ces innombrables attaques, Zumbi fut capturé et sauvé de l’exécution par le père Antonio alors qu’il comptait à peine 7 ans. Le père Antonio le baptisa sous le nom chrétien de Francisco et lui enseigna le portugais et le latin.
 
Zumbi, l’icône de la lutte noire
 
Si Zumbi (N.d.l.r : seigneur de la guerre en Bantou) est devenu aujourd’hui un mythe, sa légende compte autant de variantes issues de  l’imaginaire de la mémoire collective noire que de versions officielles. Quelques faits subsistent tout de même. Il aurait fui à l’âge de quinze ans les soins du père Antonio et serait retourné à Palmarès. Cinq ans plus tard, sa notoriété en tant que stratège militaire n’était plus à refaire. Il avait acquis une place importante sous la férule de Ganga Zumba, chef de guerre de cette communauté d’affranchis. Sa vie prit toutefois un tout autre tournant lorsque Ganga Zumba accepta sous la menace de se rendre auprès de Pedro de Almeida, gouverneur de la région du Pernambuco, en échange d’un soi-disant pardon octroyé par les Portugais. Zumbi ne supporta pas cette trahison. Certains prétendent qu’il assassina Ganga Zumba, tandis que d’autres affirment que ce fut le gouverneur qui exécuta lui et les siens.
 
Face aux Portugais, Zumbi décida de renforcer la résistance et transforma la république dos Palmares en une région fortifiée tandis qu’il devenait l’incontournable chef que l’on connaît aujourd’hui. Pendant plus de quinze ans, le quilombo résista aux assaillants ; en 1694, les commandants portugais Domingos Jorge Velho et Vieira de Mello réussirent à détruire le fief lieu du territoire autonome, Cerca do Macaco, grâce à une artillerie et menèrent l’assaut final. Zumbi prit la fuite et mourut le 20 novembre 1695 alors qu’il s’était réfugié dans la jungle.
 
Sa tête décapitée fut exhibée à titre de dissuasion. A contrario, Zumbi entrait alors dans l’histoire comme un héros-martyr, homme dont la légende raconte qu’il était habité par les esprits orixas. A moitié divinisé, il incarne aujourd’hui la plus longue rébellion des esclaves noirs en devenant une icône de la résistance. Chaque 20 novembre, date de sa mort, est célébré comme étant le jour de la conscience noire.
 
Depuis 2003, cette journée est devenue fériée dans les principales villes brésiliennes dans le but de renforcer une politique de réparation envers les communautés noires. 
 
La politique de réparation
 
Réhabiliter l’histoire de la lutte des noirs comme faisant partie intégrante du patrimoine culturel brésilien suppose l’introduction d’une nouvelle conscience historique concernant les acteurs qui ont façonné ce pays. L’abolition de l’esclavage du 13 mai 1888 est quant à elle célébrée depuis plusieurs décennie, mais n’a jamais su répondre aux besoins identitaires des noirs. Célébrer la « lei Auréa », pensée et écrite par Isabel, fille de l’empereur Pedro II, revenait à commémorer l’acte d’une portugaise libératrice des esclaves. Fêter la mort de Zumbi revient à offrir une page d’histoire aux opprimés, à leur donner le moyen de se constituer une conscience historique, une identité propre et hors du joug colonial. 
 
Sous le gouvernement de Lula, cette histoire fait d’ailleurs partie du programme de l’enseignement publique des classes primaires du Brésil. Aujourd’hui les derniers quilombos composés de gens marginalisés, peu ou pas alphabétisés mais dont la culture est cependant vivante font l’objet de recherches. Plusieurs ONGs cherchent à sensibiliser l’opinion publique à leur sujet afin d’améliorer leur situation et de valoriser leur culture. Depuis 1988, la constitution brésilienne prévoit une possibilité de légaliser leur terre. La menace de la perdre reste toutefois réelle. Le premier travail qu’il reste à faire réside en un recensement de ces communautés selon des critères communs afin de leur donner les moyens de se défendre auprès de la justice brésilienne.
 
 
Aujourd’hui la majorité noire a intégré la société brésilienne et se situe toutefois dans des conditions précaires,  dans des classes à bas revenu. En l’an 2000, 70% de la population pauvre était noire selon une enquête du DIEESE. Depuis peu, Lula s’efforce de donner à tous l’accès à l’éducation. En effet, seulement 7% de la population accède à l’université, essentiellement des étudiants provenant de classes aisées. Pour répondre à ces inégalités, le gouvernement a instauré des quotas permettant aux étudiants noirs, issus de l’école publique, de bénéficier d’études universitaires. Par exemple, le quota de place réservée aux personnes de couleur s’élève à 45% à  l’Université Fédérale de Bahia.
 
Paradoxalement toute forme de discrimination positive renforce le sentiment d’appartenance à des groupes distincts et clivent dans ce cas l’identité des étudiants selon leur origine. Source à polémique, cette politique constitue apparemment une mesure de transition car sa finalité tend à instaurer une société égalitaire. « Actuellement, l’enseignement à l’école publique est très mauvais. L’insertion des Noirs à l’Université, par le biais de quotas, forcera à améliorer l’enseignement de base. Ceux qui se battent en ce sens, n’en cueilleront pas vraiment les fruits, mais leurs enfants eux, si, car l’Université connaîtra ce changement, comme l’enseignement primaire. Tant que nous ne serons pas parvenus à l’égalité sociale et raciale, nous ne pourrons pas dire que nous sommes un pays citoyen », rappelle Lázaro Ramos, premier acteur noir dans un rôle principal sur le grand écran.
 
Par ailleurs, le Secrétariat Spécial aux Politiques de Promotion de l’Egalité Raciale (Seppir), qui a rang de ministère sous le gouvernement Lula, est chargé de développer la discrimination positive envers la population noire. De plus, il garantit une législation interdisant les crimes raciaux et punit leurs auteurs.
 
Autre forme de réparation, en 2007, plus de 2 millions de reais (environ 1’200 000.- CHF) sont destinés au maintien des terreiros, lieux de culte des candomblés. Cette mesure vise à renforcer la liberté de confession de chacun et sert à préserver une partie du patrimoine culturel du Nordeste. A titre indicatif, jusqu’en 1973, les candomblés devaient demander une autorisation à la police pour pratiquer leur croyance.
Les avancées en terme de politique réparation constituent l’un des débats contemporains des mouvements sociaux, ce d’autant plus au niveau de l’application des mesures à mettre en place. En somme, réparation historique, discrimination positive, réforme agraire, accès à la santé, à l’éducation, à l’emploi et à une politique d’urbanisation favorable aux pauvres des favelas constituent les principales luttes et défis que les mouvements noirs de ces derniers siècles se sont efforcés de mener. Un processus de réparation est en route.
D’un point de vue plus large, les nombreux mouvements sociaux brésiliens, même sans connotation raciale, combattent au quotidien les inégalités en donnant un droit de cité à la base de la société civile. La réparation se fait par la base et pour la base offrant un espace de capacitation légitime envers les opprimés, leur permettant de gagner leur dignité. Dans le cadre de la lutte pour un habitat populaire salubre, l’UNIÃO de Bahia, avec qui nous travaillons, fédéralise l’énergie de nombreuses associations et mouvements sociaux partenaires. Etant au centre de la lutte pour les sans-toit, il est indissociablement lié au sort des plus pauvres dont la grande majorité est constituée par des noirs. En tant que volontaires sur le terrain, nous sommes quotidiennement confrontés à cette réalité.
GALERIE PHOTOS

-Journée de la conscience noire (20 novembre)
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Claire Rinaldi et Olivier Grobet

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