Lieu de rencontre et de construction de solidarités, le Forum social mondial est comme une seconde maison pour l’ONG suisse romande E-CHANGER. Non seulement parce qu’elle y organise à chaque édition la désormais réputée délégation suisse, qui fait voyager ensemble une septantaine de politiciens, militants et journalistes, mais surtout car son mode d’organisation est justement celui de l’échange direct et réciproque.
E-CHANGER comme d’autres ONG regroupées au sein de la plate-forme Unité, recrute des volontaires au Nord pour répondre à une demande de soutien technique ou pratique exprimée par un mouvement social d’un pays en développement. «Mais l’idée est bien qu’il y ait un retour, on cherche à s’inspirer du terrain, de l’action de nos partenaires du Sud», souligne Luc Recordon, conseiller aux Etats vaudois et membre du comité.
Les missions de ces coopér-acteurs, ou professionnels volontaires, selon l’appellation, sont en principe de trois ans. Elles bénéficient de l’appui d’un groupe de soutien animé par des proches du coopérant et ont pour mission complémentaire de sensibiliser le public suisse. Notamment lors d’une visite réalisée à mi-mandat par le volontaire et un militant de l’association d’accueil.
Coopération non patriarcale
Relativement connue du public suisse, cette démarche l’est moins dans d’autres pays du Nord, davantage axés sur la coopération publique, les ONG internationales ou le soutien financier de partenaires du Sud. D’où l’intérêt, pour E-CHANGER, désormais alliée à deux homologues alémanique et tessinoise au sein de COMUNDO, de tenir un atelier, très suivi, dans le cadre du FSM de Tunis.
Mais pas seulement: les associations de volontaires entendaient profiter du forum pour réfléchir aux nouveaux défis de la solidarité internationale en compagnie de partenaires du Sud présents à Tunis. Et pour lancer le débat, ce constat: «Sous l’effet de la globalisation, il n’y a plus un Sud et un Nord, mais des sud et des nord», avance Raji Sultan, responsable de communication et d’évaluation à la faîtière Unité. Comme exemple, il relève que la majorité des pauvres, aujourd’hui, vivent dans des pays à revenu intermédiaire. De même, la crise climatique invite à globaliser les approches. Les objectifs de développement durable, censés prendre le relais en septembre à l’ONU des objectifs du Millénaire, ne concernent plus seulement les pays du Sud, mais s’appliqueront à l’ensemble des Etats.
Dès lors, le rôle de la coopération se transforme. «Il s’agit désormais de promouvoir une citoyenneté globale», résume M. Sultan, qui mise notamment sur le tissage de réseaux planétaires. Pour dépasser la «coopération patriarcale», l’accent devrait être mis sur le renforcement d’initiatives thématiques multilatérales – comme la Marche mondiale des femmes.
Nord-Sud-Nord ou Sud-Sud
C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’E-CHANGER a testé l’an dernier un projet pilote de coopération Nord-Sud-Nord. Concrètement, Alessandra Ceregatti, volontaire auprès de la MMF au Brésil, «a passé les trois derniers mois de son mandat auprès de la MMF en Suisse afin de transmettre notre expérience en matière de mobilisation sociale», rapporte la féministe brésilienne Claudia Prates. Un partage extrêmement bien vu par ses camarades, affirme-t-elle. «En échangeant nos méthodes, on se renforce. Au Brésil, nous aimons former des orchestres de Batucada afin de manifester dans la gaîté. Maintenant il y en a aussi un en Suisse!» s’amuse-t-elle.
Pour Claudia Prades, il va de soi que la MMF du Brésil doit retourner l’appui qu’elle a reçu dans un premier temps de Suisse. Les Brésiliennes ont d’ailleurs lancé une coopération Sud-Sud avec leurs collègues tunisiennes et palestiniennes du réseau. «Qu’importe où nous sommes, d’où nous venons, nous sommes des femmes et l’oppression est la même partout.»
Un second projet a été expérimenté à fin 2014 avec la mission d’un Burkinabé, spécialiste de suivi de projet, au sein de la Fédération de coopération Jura-Berne. «Outre l’appui concret, il a apporté un regard neuf sur ce type de travail», se réjouit Josée Martin, secrétaire générale d’E-CHANGER.
DDC intéressée
«Les projets pilotes sont en phase d’évaluation», informe Raji Sultan, qui ne cache pas que d’importants obstacles devront être surmontés. Le coût d’un séjour au Nord n’étant pas le même que dans le Sud, sans compter les difficultés en termes de visa ou de langue. L’analyse, prise en charge par Unité, devra dire si le jeu en vaut la chandelle. Mais aussi devra dessiner le cadre conceptuel et technique nécessaire à une telle coopération horizontale.
Côté bailleurs de fonds, le responsable d’Unité souligne un réel intérêt de la part de la Direction de la coopération et du développement (DDC), qui a financé pour moitié les projets pilotes, le reste provenant d’E-CHANGER et d’Unité. Josée Martin pense que d’autres bailleurs, sensibles aux questions de racisme ou d’intégration, seraient susceptibles d’appuyer la démarche.
Letizia Barqueta Costa se dit impatiente d’entrer dans la dynamique. «Nous avons identifié des groupes du Nord, comme les personnes sans toit, auxquels nous pourrions être utiles», remarque cette responsable internationale du Mouvement des sans-terre du Brésil.
Le Marocain Mimoun Rahmani, s’il applaudit l’idée, se montre plus sceptique quant à sa généralisation. «Les mouvements sociaux d’ici (du Maghreb, ndlr) conçoivent la solidarité internationale comme une assistance», se lamente le militant du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde. Sans désespérer pour autant. Des arènes comme le FSM peuvent faire bouger les mentalités. A condition de ne pas s’en tenir à des déclarations sans suite. Pour M. Rahmani, «la solidarité, c’est du sérieux, c’est l’arme de la victoire!» proclame-t-il.
Le Sud vient au Nord
Pour Hans Schäppi, l’apport des militants du Sud à ceux du Nord peut être d’autant plus décisif que «nos pays commencent à découvrir les ravages du néolibéralisme» subis de longue date par l’Afrique et l’Amérique latine. L’expérimenté syndicaliste, aujourd’hui à Solifonds, cite par exemple les projets d’extraction minière, qui se multiplient en Europe, ou le démantèlement des protections sociales sous prétexte d’endettement.
Fer de lance de Multiwatch, le réseau de surveillance constitué autour de Nestlé et de Syngenta, le Bâlois cite également le contrôle des transnationales basées en Suisse comme un domaine prioritaire de la coopération horizontale, multisite. Des projets de réseautage qui pourraient toutefois rencontrer moins de succès auprès de la DDC…
Benito Perez , Le Courrier, de Tunis, publié le 28/03/2015