Dans de nombreux pays d’Afrique, le manque de personnel médical empêche l’élargissement de l’accès aux traitements du VIH/sida, et affecte la prise en charge des patients. Entretien avec le Dr Mit Philips, médecin à MSF.
Selon MSF, le manque de personnel de santé est le principal obstacle à l’élargissement de l’accès aux traitements contre le sida dans de nombreux pays africains. Quels sont les éléments à l’appui de ce constat ?
En Afrique subsaharienne, l’écart entre les effectifs du personnel de santé et les besoins pour les patients est très important. Dans les pays comme le Mozambique et le Malawi, il y a moins de 30 infirmières pour 100 000 habitants alors que l’Organisation mondiale de la santé en recommande 100. La situation dans les zones rurales est encore pire avec environ la moitié de ce ratio. Il faut bien comprendre que ce personnel, qui avait déjà du mal à subvenir aux besoins des populations, a dû faire face à une augmentation du nombre de patients en raison de la propagation du VIH/sida. Résultat : les salles et les files d’attentes sont de plus en plus chargées. De plus, les mauvaises conditions de travail et la pression sans cesse croissante sur ces personnels pourtant essentiels les poussent à quitter leur emploi pour partir à l’étranger ou dans le secteur privé.
Quelles sont les conséquences pour les patients atteints du sida ?
Parce qu’il y a de plus en plus de patients et de moins en moins de personnel médical, la durée de consultation est raccourcie et la qualité des soins menacée. De plus, le temps qui sépare le diagnostic confirmant la maladie et la mise sous traitement peut conduire à la mort de ces patients en attente de traitement : la moitié des personnes qui sont à un stade avancé de la maladie sont susceptibles de mourir dans un délai d’un an. Enfin, patienter des jours entiers dans les salles d’attente pour bénéficier d’un suivi médical peut engendrer le découragement chez certains malades sous traitement, au risque d’entraîner une diminution de l’adhérence au traitement.
Il est frustrant de constater désormais la présence de médicaments relativement bon marché dans les pharmacies des structures de santé – même si ce problème est loin d’être résolu – quand personne n’est présent pour les administrer aux patients. N’oublions pas que, rien qu’en Afrique australe, un million de personnes ont besoin d’un traitement auquel ils n’ont pas accès.
Quel est le message que vous aimeriez transmettre aux bailleurs de fonds et aux gouvernements ?
Ils doivent proposer en urgence des actions efficaces : à court terme, nous avons besoin de changements qui concernent directement le patient. Le personnel médical est en nombre insuffisant pour enrayer la mortalité qu’entraîne chaque année cette maladie. Les plans actuels destinés à surmonter ce manque – y compris avec des formations initiales –, sont censés produire leurs effets à long terme, quand nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre. C’est aujourd’hui que les patients meurent. Nous ne pouvons pas patienter jusqu’à la fin d’un autre cycle de formation en soins infirmiers, nous avons besoin de retenir et d’attirer plus de personnel !
Pourquoi y a-t-il un tel déficit d’infirmiers et de médecins ?
Il faut tout d’abord savoir que dans de nombreux pays à forte prévalence VIH/sida, les premières causes de manque de personnel de santé sont la maladie et le décès principalement dus au sida. Cela réduit la main-d’œuvre et augmente la pression sur le personnel restant.
Un autre facteur important est le départ du personnel attiré par de meilleurs conditions de vie. Si beaucoup a été dit sur l’attrait des emplois en Europe ou aux États-Unis, on ne saurait négliger la part importante des facteurs tels que le faible niveau des salaires et des conditions de travail très dures. Au Malawi, une infirmière peut maintenir plus de 400 personnes en vie pour à peine trois dollars par jour dans une structure sanitaire sans eau ni électricité. Dans la pratique, cela veut dire qu’elle doit effectuer plus de 150 consultations par jour. Combien de temps peut-elle tenir à ce rythme ?
Quelle est l’attitude des gouvernements face à ce manque de personnels soignants ?
Certains pays n’ont pas de marge de manœuvre car les plans de gestion du personnel de santé sont élaborés en fonction des ressources nationales disponibles. Le volume de personnel à recruter et le montant du salaire de base sont limités au niveau national. Ces décisions dépendent le plus souvent d’accords entre un ministère des Finances et le Fonds monétaire international (FMI). Plus un pays est pauvre, moins il est capable de dépenser en salaires, y compris pour le personnel de santé.
Il nous paraît complètement incohérent et, pour parler franchement, tout à fait choquant de constater l’absence de volonté politique pour débloquer ces restrictions. La question est à l’ordre du jour dans les forums internationaux depuis de nombreuses années, sans avoir provoqué de réel changement. Compte tenu du nombre important de personnes en attente de traitement, on ne peut accepter que le volume et les salaires de la main-d’œuvre restent dépendants de considérations macro-économiques plutôt que d’impératifs médicaux.
Certains bailleurs sont-ils disposés à donner plus de fonds pour les salaires ?
La plupart des bailleurs ne veulent toujours pas endosser ce type de responsabilité à long terme. Dans le schéma classique d’aide, cette responsabilité est du ressort des gouvernements. Les pays donateurs ne souhaitent pas s’engager dans les dépenses de fonctionnement car cela ne leur paraît pas soutenable, ce qui implique que les pays doivent utiliser leurs ressources nationales. Paradoxalement, la plupart des bailleurs payent pour des médicaments qui, dans le cas du VIH/sida, devront être pris par les patients pour le reste de leur vie. Certains donateurs ont maintenant compris que le personnel de santé est indispensable à la réalisation des objectifs de santé, tout particulièrement dans la prise en charge du VIH/sida. Ils ont alloué des fonds pour le financement en ressources humaines, mais préfèrent l’investir dans la formation initiale, des achats d’équipements et de meilleures infrastructures pour la formation et les soins ; ce qui évite un engagement à durée indéterminée pour le financement des salaires.
La Suède, le Royaume-Uni et certains autres pays donateurs affirment que leur aide financière permet déjà de soutenir la main-d’œuvre médicale. Or, si on ne résout pas le problème des restrictions des dépenses, cette aide n’aura pas d’impact sur la main d’oeuvre. Cette aide financière sera soumise aux mêmes contraintes que le secteur public et ne pourra donc pas être utilisée à bon escient.
C’est la contradiction actuelle : les pays donateurs se sont engagés à accroître le financement pour faire face au déficit du personnel de santé, mais ces ressources ne sont pas prises en compte quand il s’agit de fixer le montant de ce qui peut être dépensé. L’argent des donateurs ne peut donc pas être utilisé pour retenir le personnel de santé dans le secteur public dès lors que ce montant dépasse un certain seuil, à moins de ponctionner les fonds publics destinés à un autre secteur.
Que peut faire MSF face à la situation ?
Nos équipes sur le terrain essaient de faire face à la pénurie de ressources humaines en réorganisant la prise en charge, ce qui inclut le « transfert de tâche ». Ce transfert consiste à déléguer certaines activités à du personnel de santé moins qualifié ou sans formation médicale. Le but de ce transfert est d’accroître la capacité de prise en charge des patients, sans réduire la qualité des soins. Dans les pays durement touchés par le VIH/sida, cela signifie souvent que la responsabilité de mettre un patient sous traitement est confiée à des infirmiers, ce qui permet aux médecins d’avoir plus de temps pour s’occuper des cas complexes. MSF obtient de bons résultats avec ce type de stratégie mise en œuvre dans plusieurs pays, notamment au Lesotho et au Rwanda.
Un certain nombre de tâches est également transféré des infirmiers aux aides-soignants ou du personnel de santé à du personnel non qualifié. Les personnes sans formation médicale, souvent elles-mêmes frappées par le virus du VIH/sida, apportent un soutien moral aux patients atteints du VIH/sida. Cela permet de réduire la charge de travail des infirmiers. Cependant, il est essentiel que ces personnels non qualifiés puissent recevoir une formation appropriée, un encadrement et un soutien. Il est évident que nous aurons toujours besoin d’agents de santé qualifiés, qui doivent être payés en conséquence. Nous aurons sinon à faire face à des problèmes similaires de réduction de la main d’œuvre et de renouvellement du personnel.
Par ailleurs, si ce transfert de tâches permet de soulager la pression sur les médecins et les infirmiers, il ne doit en aucun cas servir d’excuse pour ne rien faire. Il faut impérativement s’attaquer au problème des ressources humaines et à ses conséquences pour les patients dans les pays à faible revenu. A défaut, les services de santé en Afrique sub-saharienne resteront impuissants face à l’ampleur de l’épidémie du VIH/sida, et pour répondre aux autres problèmes de santé.
Existe-t-il quand même des signes annonciateurs de changement ?
La principale opportunité réside, pour l’instant, dans la décision prise par le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme de permettre le financement pour le renforcement des systèmes de santé. Cette décision comprend des mesures visant à former, soutenir et retenir le personnel de santé. Il est important que les gouvernements actuellement confrontés à de graves pénuries de personnel de santé saisissent cette opportunité pour sortir de l’impasse actuelle. Le Fonds mondial se dit prêt à financer des plans ambitieux pour lutter contre le déficit de personnel de santé. Nous devons le prendre au mot. Nous constatons également la mobilisation d’agents de santé et de groupes de patients qui réclament un soutien accru et des aides pour empêcher la fuite de personnel. Ces groupes sont importants pour faire pression sur les décideurs.