
Le remplacement de Cristina Fernández de Kirchner à la tête de l’Etat argentin, le 10 décembre 2015, par Mauricio Macri a signifié bien plus qu’un simple changement de gouvernement. Du paradigme de l’Etat social et dirigiste vers celui de l’«efficacité» d’entreprise, le virage est symbolisé par la pluie de cadres du secteur privé multinational qui s’est abattue sur les Ministères argentins. Pour Eduardo Seminara, ancien vice-recteur de l’université nationale de Rosario et actuellement député national du Front pour la victoire (FpV, centre-gauche), le président n’a pas la légitimité de démanteler ainsi douze ans de conquêtes sociales. Rappelons que M. Macri a remporté en novembre le second tour de la présidentielle par 51,3% des voix devant le candidat du FpV, Daniel Scioli.
Qu’implique réellement cette nouvelle étape, ouverte le 10 décembre 2015?
Eduardo Seminara: Que des changements importants soient réalisés après une élection, rien de plus normal. Mais le virage opéré lors du premier mois de gouvernement de Mauricio Macri a carrément mis en danger la gouvernabilité du pays. Durant les douze ans de gouvernement des Kirchner ont été combinées des mesures tendant à récupérer et réparer l’effet des décennies antérieures, où furent appliquées les recettes néolibérales. Ces mesures ont consolidé un modèle productif avec inclusion et souveraineté tant en matière économique qu’en élargissement des droits civils et sociaux. En voulant bouleverser tout cela alors même qu’il ne dispose pas de majorité parlementaire, Macri méconnaît la légitimité démocratique. Ses décrets intempestifs1, ses interventions dans la composition de la Cour suprême de justice par la désignation de deux nouveaux membres sans l’aval du Sénat, tout cela a causé un tel scandale, qui a forcé Macri à reculer.
Son cabinet, composé de représentants des principales entreprises y compris multinationales, est symptomatique de cette façon de passer par-dessus le peuple. Il l’a construit comme s’il s’agissait de la direction de sa propre entreprise. Sans consulter ses alliés et ses partenaires mineurs. Les entreprises nationales et multinationales ont placé leurs «meilleurs» cadres sans même se cacher. Parmi les actuels gouvernants, on trouve – entre autres – d’anciens gérants ou directeurs de Shell, General Motors, Telecom, Telefónica, HSBC, IMB, la Banque de Galice, l’entreprise aérienne LAN, les grands groupes des multimédias comme Clarín et ses filiales Cablevision et Fibertel. Les représentants de tous les blocs de pouvoir historique, patronal, rural, des études d’avocats lobbyistes, etc., occupent les principaux postes du gouvernement.
Ses premières décisions politiques vous ont-elles surpris?
Personne ne pensait à une telle profondeur et à une telle rapidité dans les premières décisions. Il n’y eut aucun respect des formes, encore moins des temps politiques et parlementaires. Tout se fait par décret ordinaire ou de nécessité et d’urgence (DNU), mais sans en référer au parlement ou à d’autres institutions démocratiques. Macri a profité de la coïncidence entre son arrivée à la présidence et la fin de la législature parlementaire ordinaire pour gouverner sans consulter le pouvoir législatif.
Les mesures les plus significatives de ces premières semaines: une dévaluation du peso de 40% par rapport au dollar, ce qui implique un énorme transfert de richesses de la majorité des secteurs populaires aux secteurs financiers et exportateurs de matières premières. Les salaires, les pensions et les retraites, l’allocation universelle pour les enfants, les programmes de protection sociale ont perdu leur pouvoir d’achat en proportion de la dévaluation monétaire. Les limites aux importations (mesures de protection de l’industrie nationale) ont été levées. On a éliminé les impôts sur l’exportation des principaux produits agricoles et de la viande. Dans cette première étape, les prix de tous les dérivés du pétrole ont augmenté de 6%, mais cette ligne continuera de s’approfondir. Il est clair que l’annonce en fut faite par le ministre de l’Energie, qui se trouve être précisément l’ex-président de Shell Argentine! Parallèlement, la suppression de subsides étatiques au gaz, à l’électricité et aux transports publics frappe de manière significative les secteurs les plus défavorisés.
Je ne voudrais pas oublier de mentionner la dissolution des autorités qui appliquaient les lois sur les services de communication audiovisuelle et des télécommunications, ainsi que l’annulation de nombreux articles de ces lois qui mettent en danger les réformes au niveau des moyens de communication, des lois qui avaient permis jusqu’au 10 décembre la construction d’un système plus démocratique et participatif.
Que vont devenir les politiques sociales?
Il est probable, quasi inévitable, que débute un cycle de forts conflits sociaux dans la mesure où seront affectés les droits et les conditions de vie obtenus durant les gouvernements kirchnéristes. Je pense que la nouvelle résistance prendra très probablement des chemins nouveaux et créatifs. Durant ces dernières semaines, il y a déjà eu des mobilisations de toutes sortes et des protestations qui augmenteront, j’en suis sûr, à partir de février et mars 2016, lorsque l’on commencera à sentir l’impact de cette politique d’ajustement structurel dans la vie quotidienne de la population. Et on a vu déjà des réponses répressives.
Cette offensive conservatrice est continentale…
Oui. Mais elle ne se déroule pas partout de la même façon. Si l’Argentine semble pour l’heure soumise à un changement rapide, la droite brésilienne est elle tiraillée entre le désir de faire tomber rapidement la présidente, Dilma Roussef, et la volonté de la laisser s’user au pouvoir, afin de prévenir une future recomposition des bases du Parti des travailleurs autour de l’ex-président Lula.
Le retour de la droite met-il en péril l’intégration régionale?
Sans aucun doute. D’autant que, si elle avait avancé, cette construction régionale combinant la souveraineté et l’approfondissement des complémentarités n’avait peut-être pas encore pas des fondations suffisamment solides.
A l’avenir, il sera nécessaire d’explorer de nouvelles formes de liens entre les mouvements nationaux et populaires du continent, indépendamment du contrôle des Etats, comme façon d’approfondir l’identité de nos peuples basée sur la solidarité et le renforcement des organisations politiques régionales. I
Sergio Ferrari, Le Courrier
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