Depuis plus de quatre mois, le Pérou est le théâtre des plus grandes protestations sociales de l’Amérique latine de ces dernières années. Le gouvernement actuel de Dina Boluarte n’est pas en mesure d’assurer la normalité dans ce pays d’Amérique du Sud, qui souffre d’une fracture sociopolitique profonde et croissante. D’importants secteurs sociaux – en particulier la population paysanne de l’intérieur du pays – continuent de se mobiliser, d’exprimer leur colère et leur frustration et d’exiger la démission de Madame Boluarte. Le gouvernement, le Congrès et toutes les institutions de l’Etat – à l’exception du Service du Défenseur du peuple – font la sourde oreille, ignorent les avertissements de la population et prennent le risque que la crise s’aggrave et prenne des chemins imprévisibles. « La frustration et l’impunité règnent », explique la journaliste Zuliana Lainez Otero, 42 ans. Elle est depuis une année et demie présidente de l’Association nationale des journalistes péruviens (ANP) qui compte plus de 11’000 membres. Fine analyste, également première vice-présidente de la Fédération internationale des journalistes (FIJ), elle offre une analyse lucide du labyrinthe compliqué qui marque la réalité péruvienne actuelle.
QUESTION : Depuis décembre de l’année dernière, votre pays est le théâtre de mobilisations permanentes et massives de protestation sociale. Toutefois, la communauté internationale a tendance aujourd’hui à « oublier » le Pérou. Quels sont les principales questions et les principaux défis pour la population, plus de cent jours depuis le début de la crise ?
Zuliana Lainez (ZL) : Il y a actuellement un débat de fond sur la façon de caractériser le régime actuel. Certains disent qu’il n’y a plus de démocratie et que nous sommes dans une dictature. D’autres, en revanche, affirment que le gouvernement de Dina Boluarte est tout à fait constitutionnel. Mon évaluation est qu’il s’agit d’un régime autoritaire qui a commis de graves violations des droits humains et continue à le faire, par exemple en violant le droit de manifester. Depuis le 7 décembre dernier, le Pérou déplore 60 morts en raison de la crise politique non résolue et de l’agitation sociale. Il y a eu également, entre autres, des centaines d’arrestations arbitraires, de nombreuses personnes ont été blessées, les locaux d’organisations paysannes et de partis politiques ont été saisis, l’Université Mayor de San Marcos a été occupée par les militaires.
La région méridionale de Puno est en grève depuis plus de trois mois. Avec Ayacucho, c’est celle qui compte le plus grand nombre de victimes. A Lima, la capitale, les mobilisations sont constantes. Le gouvernement et les forces de sécurité entravent de mille manières la participation des citoyennes et citoyens à ces nouvelles et plus récentes manifestations.
Au cours de ces mois, je le répète, il y eut des assassinats, des arrestations arbitraires, des violations systématiques du droit à la liberté d’expression. Notre association de journalistes, l’ANP, a dénombré 172 agressions de journalistes jusqu’à la mi-mars, dont 60 % relèvent de la responsabilité des forces de l’ordre, dans un climat très complexe pour l’exercice du droit à informer. L’Etat ne prend aucune responsabilité. Il n’assume même pas sa responsabilité politique, essentielle dans cette situation d’incurie.
Au minimum, les responsables des ministères liés à la répression auraient dû être démis de leurs fonctions et les meurtres et violations des droits humains auraient dû faire l’objet d’une enquête. Il existe des preuves, y compris filmées, de la responsabilité des forces de répression dans au moins 48 de ces 60 décès. Toutefois, il est difficile de maintenir au fil du temps une mobilisation aussi massive que celle des premières semaines. Elles sont désormais sectorielles ou concentrées sur les fins de semaine. La réponse sociale varie en intensité. Ce qui est objectif, c’est qu’au fur et à mesure que le temps passe, tout processus risque de s’épuiser et de disparaître de l’agenda prioritaire de la presse internationale.
Q : Il semblerait que le gouvernement espère que cette érosion de la contestation fera sortir la crise péruvienne des projecteurs et des grands médias…
ZL : Sans aucun doute, il essaie de nettoyer l’image du pays au plan international. Il utilise aussi certaines personnalités conservatrices, comme le prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa, décoré il y a quelques jours par le gouvernement actuel. Le discours officiel reprend l’argument de la constitutionnalité du pouvoir en place, justifie la main de fer, disqualifie et stigmatise toute contestation, qualifiant les manifestant·es de « terroristes ».
Cela se comprend aisément : comme le discours du gouvernement ne passe pas à l’intérieur du pays et ne fait pas consensus, celui-ci cherche à tirer son épingle du jeu sur la scène internationale. Il ouvre même la porte aux missions d’observation des droits humains de l’ONU, de l’OEA et d’autres institutions, bien qu’il ne prenne pas leurs recommandations au sérieux et ne rectifie pas ses actions répressives.
La fracture sociale s’élargit
P : Il faut reconnaître que les événements du 7 décembre – qui ont conduit à la destitution de Pedro Castillo de la présidence – ne sont pas encore tout à fait clairs. Il y a beaucoup de confusion sur ce qui s’est réellement passé.
ZL : Sans doute. Ce sont des événements confus et incompréhensibles. En tout cas, la décision de l’ex-président Castillo de dissoudre le Congrès correspond à une sorte de coup d’État institutionnel ou de coup d’État présidentiel. Son annonce de dissoudre les chambres a été la plus grande erreur de sa vie et la pire solution politique aux pressions qu’il a subies depuis le 28 juillet 2021, date de son entrée en fonction.
Les élites du pays, avec le soutien des secteurs économiques et d’une grande partie de la presse traditionnelle – mais non des médias indépendants, régionaux et locaux – ont encouragé un boycott constant de Castillo. Le Pérou est un pays aux fractures structurelles profondes, car les zones d’extrême pauvreté ont toujours été négligées, en particulier durant cette crise.
Pour le Pérou rural, cependant, l’investiture de Castillo avait été un signe d’espoir, car il s’agissait d’un gouvernement qui ne provenait pas des élites urbaines de Lima. Cette partie du pays en est venue à croire que de nombreux problèmes structurels pouvaient au moins être entendus, même s’ils n’étaient pas toujours résolus.
Dans ce contexte de confusion autour de l’annonce erroné de Castillo, l’interprétation de la constitutionnalité de la succession pourrait être considérée comme valable. Mais le gros problème est venu plus tard, lorsque Dina Boluarte a accédé à la présidence et que la répression massive a commencé. Le 8 décembre, des manifestations de protestation ont commencé et Madame Boluarte a immédiatement choisi de gouverner avec les forces armées. Une rupture institutionnelle encore plus importante s’est produite et le gouvernement a glissé vers un régime civilo-militaire dans lequel les soldats ont pris la tête de la répression. Les ministres et les institutions de l’État, à la seule exception du Service du Défenseur du peuple, agissent à l’unisson. Tout cela dans un cadre non seulement de pouvoir répressif illimité, mais aussi d’insensibilité totale à l’écoute et à répondre aux demandes populaires, avec la composante explosive, dont j’ai déjà parlé, de violations systématiques des droits humains essentiels.
Revendications politiques de la manifestation
Q : Quelles sont les revendications politiques que vous mentionnez ? Où va le Pérou ?
ZL : Les deux revendications fondamentales sont la démission de Dina Boluarte et l’avancement des élections. Le Congrès a déjà exprimé son opposition à ce que les élections aient lieu plus tôt et non en 2026, comme prévu. Quant à Dina Boluarte, elle a répété à plusieurs reprises qu’elle ne démissionnerait pas, prétendant que cela ne résoudrait rien. Cet argument montre à quel point l’actuelle présidente est éloignée de la réalité.
Plusieurs ministres affirment, eux, que les manifestations actuelles sont politiques et ne concernent pas les droits sociaux. Ainsi, ils continuent à stigmatiser et à disqualifier le peuple. Ils n’acceptent pas que les gens aient le droit d’exiger des revendications sociales ainsi que des revendications politiques. Dans cette perspective, l’avenir sera aussi instable et incertain que le présent. Les mobilisations, avec des modalités, des rythmes et des intensités différents, se poursuivront. Les communautés et les familles qui comptent des victimes parmi leurs membres n’accepteront jamais de dialoguer avec les coupables.
Géopolitique de la crise
P : Ce gouvernement a-t-il respecté le droit à la liberté de la presse, à la liberté d’information, à la liberté de circulation et de travail des professionnels des médias ?
ZL : De nombreux journalistes et photojournalistes ont été et continuent d’être pris pour cible par les forces de l’ordre. Les autorités ne veulent pas qu’il reste des traces de leur répression. Comme nous l’avons déjà dit, nous avons dénombré plus de 170 cas d’agression, y compris des arrestations injustifiées de professionnels des médias, dont quatre lors de l’occupation de l’Université de San Marcos. La presse internationale n’a pas été épargnée par la répression, comme dans le cas notoire de l’agression subie par le correspondant de l’agence de presse espagnole EFE. En réponse aux critiques internationales croissantes sur la violation du droit à l’information, le gouvernement a annoncé l’élaboration d’un protocole politique, sorte de réglementation de l’activité. Mais cette proposition, annoncée au début du mois de mars, a suscité de nouvelles réactions de la part de la communauté internationale. Ce protocole cherche à définir qui les journalistes peuvent ou ne peuvent pas interviewer lors des manifestations. Il impose même une censure sur la libre circulation des professionnels pour couvrir les manifestations. C’est tout simplement scandaleux et inacceptable, typique de ce régime autoritaire qui cherche à tuer la vérité.
Q : Enfin, il serait important de comprendre la situation actuelle du Pérou dans le contexte de la situation géopolitique latino-américaine et mondiale. Quelle est votre interprétation ?
ZL : Je suis convaincue que ce que vit le Pérou, depuis l’arrestation, l’emprisonnement et la condamnation de l’ex-président Castillo, fait partie d’une tentative plus globale des secteurs conservateurs d’imposer leurs politiques et leurs dogmes économiques face à l’existence d’un éventail très varié, mais significatif, de gouvernements progressistes sur le continent. Ils tentent de créer un contrepoids continental. Il ne faut pas oublier que le Pérou, avec ses énormes richesses naturelles, a une importance géopolitique significative sur le continent. Certains analystes associent la chute de Castillo à son annonce de reconsidérer les accords miniers conclus avec plusieurs transnationales, dont certains doivent expirer cette année.
D’un autre côté, on ne peut nier qu’au cours des 17 mois du gouvernement de Pedro Castillo, des erreurs ont été commises et que tout n’a pas fonctionné conformément aux attentes des secteurs populaires. Par exemple, il y a eu des indices de corruption qui n’ont pas fait l’objet d’une enquête appropriée. Le dialogue avec la presse, en particulier la presse de Lima, n’a pas été fluide. Il y a eu des problèmes de consensus, même avec les secteurs de gauche, qui se sont souvent alliés à l’ultra-droite pour torpiller les actions du gouvernement. Aujourd’hui, au niveau national, rares sont ceux qui mettent la main au feu pour l’ex-président. Mais nous exigeons une procédure judiciaire équitable, impartiale et transparente. Les droits de la défense doivent être pleinement respectés. Et surtout, si le gouvernement veut rompre le cycle sans fin d’une crise sans issue, avec le coût politique, social et humain que l’on connaît, il doit assumer ses responsabilités, écouter le peuple et donner des réponses cohérentes aux revendications politiques populaires. Sinon, la fracture sociale déjà profonde se transformera en un abîme irréversible et notre pays deviendra malheureusement invivable.
Sergio Ferrari, Le Courrier
Traduction Rosemarie Fournier
https://lecourrier.ch/2023/04/13/perou-un-regime-sourd-et-autoritaire/